Image de vidéosurveillance de Jamal Khashoggi arrivant au consulat d’Arabie saoudite à Istanbul, le 2 octobre. / REUTERS TV / REUTERS

Editorial du « Monde ». L’affaire Khashoggi, qui a commencé comme une simple énigme criminelle, est en passe de se transformer en crise internationale. Le dossier de l’éditorialiste et dissident saoudien Jamal Khashoggi, 59 ans, disparu mardi 2 octobre après avoir pénétré dans le consulat du royaume à Istanbul, est suivi à la loupe par les chancelleries occidentales.

Après avoir évoqué un cas de rétention, puis d’enlèvement, les autorités turques parlent maintenant d’une opération commando, orchestrée depuis Riyad, qui aurait mené à la liquidation du journaliste et au démembrement de son corps. Jugées d’abord outrancières, ces accusations gagnent en consistance, à mesure que les enquêteurs distillent leurs découvertes dans les médias. Les éléments incriminant Riyad ne sont pas complètement probants pour l’instant, mais ils sont pour le moins troublants.

Du bout des lèvres…

Après six jours d’un silence embarrassé, la diplomatie française a demandé le 8 octobre, dans un communiqué minimaliste, que la situation de M. Khashoggi soit éclaircie « le plus rapidement possible ». Pas un mot sur Riyad, pas la moindre interpellation de cet allié, gros client de notre industrie d’armement. Au mois d’août déjà, ­lors­qu’il avait fallu réagir à un nouveau carnage perpétré par l’aviation saoudienne au Yémen, les communicants du Quai d’Orsay avaient pris soin de ne pas mentionner le nom du royaume. La leçon infligée par Riyad au Canada, privé de contrats en juillet pour avoir osé critiquer l’incarcération d’une défenseuse des droits des femmes, a bien été retenue à Paris.

Mercredi 10 octobre, dans la foulée d’un coup de semonce de Donald Trump aussi tardif qu’inhabituel, qui a réclamé des explications « au plus haut niveau » à son très proche allié du Golfe, le Quai d’Orsay a fini par annoncer, du bout des lèvres, « être en contact avec les autorités saoudiennes ».

Il en faudra bien plus pour élucider l’énigme Khashoggi. La France et ses partenaires européens doivent d’abord faire pression sur le royaume pour qu’il laisse une équipe d’experts turcs inspecter le ­consulat d’Istanbul et la résidence du ­consul. Dans un entretien accordé la semaine dernière à l’agence Bloomberg, le prince héritier saoudien, Mohammed Ben Salman, s’était dit prêt à tolérer cette entorse aux usages diplomatiques. Mais il semble que Riyad ait fait marche arrière depuis.

Vent mauvais sur la presse

Les grandes capitales occidentales doivent aussi exiger que Riyad, qui martèle que M. Khashoggi a quitté sa représentation, démontre sa bonne foi, en fournissant les images des caméras de surveillance placées dans le bâtiment. L’affirmation du consul selon laquelle le circuit vidéo était en panne n’est pas recevable.

Si la communauté internationale veut tirer au clair cette ténébreuse affaire, elle doit enfin aider le président turc à aller au bout de sa promesse de transparence – fût-ce au prix d’une crise ouverte avec l’Arabie saoudite et son homme fort, Mohammed Ben Salman, qui joue ici sa réputation et peut-être même son avenir politique.

Un vent mauvais souffle sur la presse. Trois journalistes ont été tués sur le sol européen depuis le début de l’année. Le ­Slovaque Jan Kuciak, la Maltaise Daphne Caruana Galizia, et la Bulgare Viktoria Marinova – cette dernière dans des circonstances encore obscures. Jamal Khashoggi, vu pour la dernière fois à Istanbul, porte de l’Europe, est probablement le quatrième. Renoncer à faire la lumière sur sa disparition donnerait un feu vert à tous les prédateurs de la liberté d’expression.