L’avis du « Monde » – à ne pas manquer

Tamara Jenkins a réalisé trois longs-métrages en vingt ans. Le premier, Les Taudis de Beverly Hills (1998) mettait en scène son adolescence. Le suivant, La Famille Savage (2007) faisait de Philip Seymour Hoffman et Laura Linney un frère et une sœur aspirés par l’interminable agonie de leur père, frappé de démence sénile.

La cinéaste ne s’aventure pas très loin du quotidien et pourtant, on avait pu constater, en deux films seulement, son irréductible singularité, qui se résume en un mot : assurance. La conduite du récit, la direction d’acteurs (non seulement elle choisit les meilleurs, mais elle en tire encore le meilleur) et la mise en scène semblent procéder d’une telle maîtrise que l’on pourrait croire que Tamara Jenkins passe sa vie sur les plateaux, dans les salles de montage.

Après le passage à l’âge adulte et le deuil, il est ici question de la perpétuation de l’espèce

Présenté aux festivals de Sundance et de New York cette année, Private Life étend avec la même modestie apparente, la même virtuosité évidente, le domaine de la cinéaste. Après le passage à l’âge adulte et le deuil, il est ici question de la perpétuation de l’espèce. Rachel Biegler (Kathryn Hahn) et Richard Grimes (Paul Giamatti) ont passé la quarantaine presque sans s’en apercevoir (c’est ce qu’ils prétendent en tout cas), occupant le même appartement de l’un des derniers quartiers populaires de Manhattan (Alphabet City), poursuivant les mêmes rêves de notoriété théâtrale (pour lui) ou littéraire (pour elle) que lorsqu’ils se sont rencontrés. Quand ils se sont aperçus qu’ils n’avaient pas fait d’enfant alors qu’ils en désiraient un, leurs corps se sont révélés mauvais camarades.

Au moment où le film commence, Rachel et Richard mènent de front deux procédures, une FIV, une adoption. Dans cette entreprise qui semble consumer toutes leurs énergies, ils recrutent bientôt la nièce par alliance de Richard, Sadie (Kayli Carter), étudiante qui vient de renoncer à poursuivre son cursus dans une prestigieuse université, à qui ils demandent l’aumône de quelques ovules.

Des acteurs maîtres de leur art

Tamara Jenkins, auteure du scénario, a beau être d’une précision plus chirurgicale que documentaire dans sa peinture des tribulations médicales de Rachel – des sautes d’humeur provoquées par le traitement hormonal aux effets cutanés des injections à répétition – le réalisme de Private Life n’est que l’un des instruments d’un arrangement cinématographique d’une grande richesse.

Les premiers pupitres sont tenus par les acteurs. On croyait tout savoir de Paul Giamatti, de son petit sourire gêné, de son humour passif agressif. Tout est là avec en plus une rage rentrée qui transparaît juste assez pour faire monter la tension. Kathryn Hahn, second rôle au cinéma, prodigieuse en artiste autodestructrice dans la série I Love Dick (sur Amazon), met à nu toutes les strates de la psyché de son personnage, terreur et colère, générosité et agressivité, sans jamais remettre en cause l’intégrité de son personnage. Entre ces deux maîtres de leur art qui expriment aussi le lien très fort qui unit Rachel et Gabriel, le film ménage un espace pour le personnage et l’interprète de Sadie, la jeune étudiante à la dérive qui croit trouver une raison d’être dans son rôle de donneuse de gamètes. Kayli Carter en fait une jeune femme parfois inconsciente, souvent très lucide.

Parce qu’ils ne sont jamais moqués, Richard et Rachel peuvent aussi être vus comme des belligérants dans la guerre des sexes

Filmé dans une palette de couleurs froides, avec de longues focales qui isolent les êtres (mais le procédé n’est pas systématique – de temps en temps la caméra embrasse le couple, le trio, et l’on se prend à rêver, avec les personnages, à ce qui pourrait être –), Private Life révèle d’autres dimensions que l’observation exacte – et souvent comique – d’une situation ordinaire. Parce qu’ils ne sont jamais moqués, que l’histoire et la mise en scène leur laissent toujours une chance, Richard et Rachel peuvent aussi être vus comme des belligérants dans la guerre des sexes.

Tout comme on devine les efforts de Richard pour faire face à la redistribution du pouvoir, Tamara Jenkins suggère que les nouveaux modes de procréation ne sont pas forcément incompatibles avec la perpétuation du patriarcat. Cette dimension politique n’est qu’un contre-chant mineur. L’important est ailleurs, dans l’histoire d’amour ultramoderne de ce couple qui se mue en PME de la reproduction.

Film américain de Tamara Jenkins. Avec Kathryn Hahn, Paul Giamatti, Kayli Carter, Molly Shannon, John Carroll Lynch (2 h 03). Sur Netflix : www.netflix.com/fr/title/80168222

Private Life | Bande-annonce officielle [HD] | Netflix
Durée : 02:39