LES CHOIX DE LA MATINALE

Cette semaine, dans notre sélection, une bande de jeunes criminels napolitains racontée par Roberto Saviano, une enquête fouillée dans les dossiers de mineurs poursuivis pour des faits de radicalisation. Et aussi un recueil notable sur l’ensemble du travail d’Emmanuel Carrère.

ROMAN. « Piranhas », de Roberto Saviano

A la tête d’une bande de jeunes Napolitains, le charismatique Nicolas, alias Maharaja. A la fois impatient et stratège, ce fils de petits-bourgeois a tiré des enseignements du Prince, de Machiavel. Sa philosophie se conclut ainsi : le monde se divise entre « baiseurs » et « baisés ». Unis par un pacte de sang, ses amis le suivront dans son ascension pour régner sur leur ville. Il y a Dentino, à la dentition ébréchée, Tucano (« Toucan »), Lollipop, Drone, Oiseau mou, Jveuxdire. Et Biscottino, le plus jeune d’entre tous, qui, à 10 ans, tuera un boss de la pègre et sniffera un rail de cocaïne pour fêter l’événement. Car le quartier de Forcella est une place à prendre depuis que le chef de zone régentant les « places de deal » croupit en prison. Portrait captivant tout autant qu’effrayant d’un « baby-gang » brassant des millions d’euros, Piranhas est le premier roman, très documenté, de Roberto Saviano, l’auteur de Gomorra (2007), conteur-né et documenté. Macha Séry

GALLIMARD

« Piranhas » (La paranza dei bambini), de Roberto Saviano, traduit de l’italien par Vincent Raynaud, Gallimard, « Du monde entier », 368 p., 22 €.

RECUEIL. « Emmanuel Carrère. Faire effraction dans le réel », sous la direction de Laurent Demanze et Dominique Rabaté

C’est presque quarante années d’écriture qu’embrasse Faire effraction dans le réel. Le recueil, dirigé par Laurent Demanze et Dominique Rabaté, envisage dans sa globalité le travail d’Emmanuel Carrère depuis ses débuts comme critique de cinéma à Télérama, examinant de la même manière ces premiers textes et les romans de l’auteur, ses reportages et les deux films qu’il a réalisés.

De l’entretien inaugural avec les deux concepteurs du recueil à l’analyse par Claude Burgelin des liens entre l’œuvre de Carrère et celle de Georges Perec, les contributions universitaires sont le plus souvent très intéressantes. D’autres lectures sont, elles, passionnantes, et surprenantes, comme le texte du réalisateur Pascal Bonitzer sur le film Retour à Kotelnitch (2003) ou celui de Michel Houellebecq sur « la question du bien » chez Emmanuel Carrère, ou encore la contribution du juge Etienne Rigal, l’un des personnages principaux de D’autres vies que la mienne (P.O.L, 2009).

Mais ce qui donne réellement l’impression d’avoir ouvert une malle aux trésors, ce sont les textes donnés par l’écrivain lui-même. Ainsi d’une version alternative des premières pages de L’Adversaire (P.O.L, 2000), ou d’une « chute » du Royaume (P.O.L, 2014), consacrée à l’incipit de Madame Bovary… Ou encore un échange de courriels avec le réalisateur Jean-Xavier de Lestrade à propos de la série Soupçons, riche d’échos d’une extraordinaire profondeur avec L’Adversaire. Raphaëlle Leyris

Emmanuel Carrère. / P.O.L

« Emmanuel Carrère, Faire effraction dans le réel », sous la direction de Laurent Demanze et Dominique Rabaté, P.O.L, 570 p., 37 €.

ROMAN. « Invasion », de Luke Rhinehart

Billy Morton, pêcheur de son état, ramène un jour chez lui un truc en poil protéiforme, quelque part entre le tapioca velu et le ballon à cils longs. La créature n’est de toute évidence pas de ce monde mais, comme ni la trouille ni le rationalisme ne sont le fort de la famille, il décide avec sa femme et leurs deux garçons d’adopter la chose et de l’appeler Louie. Les policiers péquenauds du coin sont bien un peu méfiants, mais l’ambiance reste bon enfant.

Animal domestique et monstre surintelligent à la fois, la bestiole est bientôt rejointe par ses potes extraterrestres et tous se mettent à hacker banques et institutions en utilisant le matériel des Morton. Ce « terrorisme » provoque une réaction violente du gouvernement républicain (lequel veut obliger « tous les Américains à porter une arme à feu en tout temps ») mais aussi de tous les Etats occidentaux, qui se mettent à traquer aussi bien ces intrus que les humains qui les hébergent. Car pire que le sabotage et le piratage, ces envahisseurs n’aiment rien tant que le « jeu » sans rime ni raison : ils finissent ainsi par inspirer aux Terriens un mouvement de contestation nommé « Pasquecérigolo ».

Luke Rhinehart cuisine, avec Invasion, une satire joyeuse du capitalisme tout en continuant à semer l’anarchie douce qu’il cultive depuis presque cinquante ans. Eric Loret

AUX FORGES DE VULCAIN

« Invasion », de Luke Rhinehart, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Francis Guévremont, Aux forges de Vulcain, 448 p., 22 €.

ROMAN. « Serez-vous des nôtres ? », d’Emmanuelle Pagano

Avec Serez-vous des nôtres ?, Emmanuelle Pagano clôt sa Trilogie des rives, commencée avec Ligne & Fils et poursuivie par Sauf riverains (P.O.L, 2015 et 2017). Trois textes qui se bouclent sans se lier, où l’auteure se met en quête de la relation sensible que nous entretenons avec l’eau. L’eau qui charrie notre mémoire, nos espoirs, nos doutes. Serez-vous des nôtres ? parle d’un étang en Brenne, dans l’Indre. C’est là, comme le voulait l’usage, qu’on avait lâché, il y a longtemps, à la naissance de deux garçons, deux carpes, baguées d’argent aux ouïes, portant chacune leur prénom. David, fils unique des métayers Gareau, et Jonathan Bonnefonds, dernier-né de la famille des propriétaires de l’étang. Ils sont presque jumeaux, élevés dans des familles éloignées par les biens, la fortune, mais tellement riveraines. Dès l’enfance, tous les deux vont devenir inséparables, indispensables l’un à l’autre. Puis leur amitié ne pourra que se noyer dans le trop-plein. Jonathan restera exploiter les étangs, à la suite de son père. David quittera tout pour la marine et les sous-marins.

Serez-vous des nôtres ? est une plongée dans nos lacs intérieurs. Des peurs, des angoisses s’y cachent, tapies dans la vase des oublis, des absences. Tout se déroule sur une seule journée, celle d’un 28 octobre. C’est la date de la grande pêche où les voisins se retrouvent. Jonathan est à la tâche avec les autres. Sait-il qu’au même moment David est sur le point d’achever sa dernière mission ? Qu’il remonte des profondeurs ? C’est la même eau qui coule partout sur la planète. Des sources aux fleuves, aux marais, aux mers, aux océans. C’est cette même eau qui relie encore les deux amis séparés. Et qui coule dans ce livre, dans cette trilogie, comme un ruisseau d’enfance. Xavier Houssin

P.O.L

« Serez-vous des nôtres ? Trilogie des rives, III », d’Emmanuelle Pagano, P.O.L, 480 p., 20 €.

BIOGRAPHIE. « Lin Zhao, “combattante de la liberté” », d’Anne Kerlan

Lin Zhao est moins connue que le dissident chinois Liu Xiaobo (1955-2017), mais tous deux ont eu un sort similaire : une mort en prison. Entre la jeune femme, née au début des années 1930 et exécutée en 1968, et le Prix Nobel de la paix 2010, d’autres points communs se dégagent, notamment l’engagement à travers l’écriture. C’est ce que montre la sinologue Anne Kerlan dans sa belle biographie, la toute première publiée en France.

Lin Zhao commence par mettre sa plume au service de la révolution communiste menée par Mao Zedong, vantant dans des œuvres littéraires les mérites de la réforme agraire. Elle ne revient vers la religion chrétienne dans laquelle elle a été élevée que dans ses dernières années, lorsqu’elle est emprisonnée pour activités contre-révolutionnaires.

Sa tombe, près de Suzhou, sa ville natale, est devenue un point de rassemblement pour les militants et intellectuels qui aspirent à plus de démocratie en Chine. A chaque anniversaire de sa mort, en avril, ceux qui viennent se recueillir sont repoussés par les forces de l’ordre. Le pouvoir chinois a retenu la leçon, écrit Anne Kerlan : Liu Xiaobo, lui, a été incinéré et ses cendres ont été dispersées au-dessus de l’océan. François Bougon

FAYARD

« Lin Zhao, “combattante de la liberté” », d’Anne Kerlan, Fayard, 388 p., 24 €.

ESSAI. « La Fabrique de la radicalité », de Laurent Bonelli et Fabien Carrié

La Fabrique de la radicalité s’appuie sur une enquête fouillée dans les dossiers de plus de 130 mineurs ayant été suivis par la justice et les services sociaux pour des faits de « radicalisation ». Les deux sociologues ont en outre mené de très nombreux entretiens avec les éducateurs, les policiers ou les juges qui ont côtoyé ces jeunes. Forts de cette enquête, les auteurs distinguent quatre grandes trajectoires de radicalisation, « radicalité apaisante », « radicalité rebelle », « radicalité agonistique » et « radicalité utopique ».

Cette dernière, la plus détaillée dans le livre, caractérise les adolescents socialisés dans des familles ayant nourri de grands projets de mobilité sociale pour eux. Ces jeunes transfuges de classes vivent souvent avec une grande amertume le fait de ne pas réussir à accéder à la norme scolaire et sociale dominante. Dès lors, la tentation est grande pour une partie infime d’entre eux de réinvestir leurs dispositions scolaires frustrées dans la religion et l’appartenance à une nouvelle communauté.

Ces adolescents repérés par la justice ne deviennent pas tous des meurtriers. Mais leur destin paradoxal nous tend un miroir dérangeant qu’il serait sage de regarder en face plutôt que de le cacher, parce qu’il nous informe mieux que bien d’autres sur la fragmentation de la société et les déceptions violentes qu’elle produit. Gilles Bastin

SEUIL

« La Fabrique de la radicalité. Une sociologie des jeunes djihadistes français », de Laurent Bonelli et Fabien Carrié, Seuil, 312 p., 20 €.