William Segodisho, 46 ans, en mai 2018.

« J’ai gardé le silence durant vingt-sept ans. J’aurais détesté emmener ce secret dans ma tombe. » Pendant deux longues heures, mardi 9 octobre, William Segodisho a livré à la presse un témoignage poignant et sans détour : ce père de famille affirme avoir été abusé sexuellement par un prêtre britannique entre 1985 et 1989. S’il s’exprime aujourd’hui publiquement, c’est qu’il espère voir l’Eglise catholique reconnaître son calvaire et que le responsable soit enfin condamné.

William a 46 ans mais en paraît beaucoup plus. Il est né dans un township à Polokwane, dans le nord de l’Afrique du Sud. En 1985, à 13 ans, il vit dans les rues de Johannesburg et atterrit dans un refuge où il est rapidement remarqué, étant bon élève et motivé.

Son agresseur présumé porte le même prénom que lui. Le père « Bill », de la cathédrale du Christ-Roi, dirige le refuge. Il prend William sous son aile, lui paie des vêtements, l’invite au restaurant et parvient à l’inscrire dans une école privée. « Le père Bill m’a ensuite invité à l’église pour célébrer mon inscription. Il m’a dit que je dormirais dans sa chambre. Sur le moment, je ne me suis douté de rien. Et puis il m’a offert un verre de whisky. Je lui ai dit que je venais d’une famille ravagée par l’alcool, mais il a insisté. J’ai vite été soûl. Il s’est mis à lister tout ce qu’il avait fait pour moi. Pour le remercier, je n’avais qu’à lui procurer un peu de plaisir. »

Le prêtre lui aurait alors demandé de le masturber avant de l’embrasser, relate-t-il, les yeux dans le vague. « A cette époque, je ne pensais même pas à embrasser des filles, alors une personne âgée… C’était vraiment dégoûtant. »

Vacances au bord de la mer

En quelques mois, le piège se referme : s’il veut garder sa place à l’école, William doit se soumettre aux demandes répétées du prêtre. En cours, le comportement de William change. « Je faisais des remarques inappropriées, à des garçons comme à des filles. » Lorsqu’il tombe amoureux, il écrit dans une lettre à l’élue de son cœur tout ce qu’il aurait « voulu lui faire sexuellement ». Silence. « Ce que j’ai écrit, c’est ce que le père Bill me faisait », analyse-t-il aujourd’hui. La lettre finit chez le proviseur, William est renvoyé sur-le-champ. Mais le prélat a de l’entregent et sait naviguer entre les règles rigides du régime de l’apartheid. Il lui trouve un pensionnat privé réputé, habituellement réservé aux Blancs, dans l’est du pays.

Nouvelle école, nouveaux abus. Le père Bill l’emmène en vacances au bord de la mer, où il serait allé encore plus loin. « Une nuit, alors que j’étais allongé sur le lit, complètement soûl, il en a profité pour me violer. J’ai senti la haine me submerger, je l’ai frappé, plusieurs fois, et il s’est mis à pleurer et à me demander pardon. »

William est au bout du rouleau. Il rentre chez lui à Polokwane, décidé à se confier à ses proches. Mais la pauvreté des siens lui rappelle qu’il lui faut être éduqué s’il veut pouvoir s’en sortir. Il se résout à retourner auprès du père Bill. « La deuxième fois qu’il m’a violé, à l’église, je n’ai rien dit. Il m’a donné de l’argent pour ma famille et m’a appris à conduire. »

Un autre prêtre de la paroisse finit par se douter de quelque chose. « Il a fait mine de s’intéresser à ce qui m’arrivait. Puis il m’a emmené en voiture sur un parking, un soir, et m’a dit de le masturber. » Ce second prêtre, William tait son nom : « Je l’avais menacé de tout révéler s’il ne dénonçait pas le père Bill à ses supérieurs. » Le religieux a cédé. En 1990, le bourreau de William sera finalement renvoyé au Royaume-Uni.

Père de sept enfants

Si les abus sexuels prennent fin, le calvaire de William se poursuit. Une fois le père Bill parti, l’église et le refuge lui tournent le dos. « C’est lui qui payait mes frais de scolarité. Ils n’ont rien voulu savoir. » Il retourne à la rue, sombre dans la drogue, la criminalité, est arrêté pour vol. Les années passent. William démarche l’église à plusieurs reprise car il veut absolument qu’on entende son histoire. En 2001, il finit par être reçu. La paroisse promet d’ouvrir une enquête et lui verse 25 000 rands (près de 3 000 euros de l’époque) pour qu’il voie un psychiatre et suive une formation de téléconseiller. Au Royaume-Uni, le père Bill est mis à la retraite, mais de l’enquête, il n’a plus jamais été question.

Aujourd’hui, William est père de sept enfants et ne touche plus à la drogue depuis dix ans. Il n’a pas lâché son combat. En 2017, la Cour constitutionnelle sud-africaine a décidé de mettre fin à la prescription pour les viols. En février, William a déposé une plainte. Son agresseur, actuellement en maison de repos, serait trop souffrant pour être extradé.

« Il est clair [qu’il] a violé la confiance qui lui était conféré en tant que prêtre catholique. Il a profité de toi à un âge où tu ne pouvais pas donner ton consentement », lui a écrit en janvier le père jésuite britannique Damian Howard. Les associations qui épaulent William (Women & Men Against Child Abuse et South African Male Survivors of Sexual Abuse) voient dans cette lettre la reconnaissance implicite des faits qui sont reprochés au père Bill et l’indice que l’Eglise aurait fait sa propre enquête sans prendre les sanctions adéquates.

Dans le sillage des révélations mondiales sur les abus sexuels commis par le clergé catholique sur des mineurs, elles espèrent que le témoignage de William encouragera d’autres victimes à se faire connaître.