La ministre de la culture Françoise Nyssen à l’Elysée, le 3 octobre 2018. / LUDOVIC MARIN / AFP

Quelle ironie du sort pour Françoise Nyssen ! Sa vie d’avant, qui lui avait valu une série de papiers élogieux lors de son arrivée rue de Valois et un accueil bienveillant du monde de la culture, a fini par causer sa chute. Son itinéraire d’entrepreneuse à la tête des éditions Actes Sud, qu’elle a développées avec succès à Arles (Bouches-du-Rhône) au côté de son mari Jean-Paul Capitani, lui revient comme un boomerang pour de vilaines histoires de non-respect des règles d’urbanisme et de protection du patrimoine dévoilées en épisodes, depuis le début de l’été, par Le Canard enchaîné. Elle a eu beau se défendre en arguant qu’elle ne s’occupait pas des locaux d’Actes Sud mais de dénicher des auteurs, puis en reconnaissant des « négligences », rien n’y a fait. La ministre, déjà critiquée pour son manque de charisme et de clarté dans sa politique, n’aura tenu que dix-sept mois à la tête d’un ministère où, depuis plus de dix ans, les locataires ne tiennent pas plus de deux ans.

Ces derniers jours, elle était « fâchée » par toutes ces attaques et ne cachait pas à son entourage son sentiment de « vivre une injustice ». La nomination, samedi 1er septembre, d’Agnès Saal au poste de haut fonctionnaire à l’égalité, la diversité et la prévention des discriminations auprès du secrétaire général du ministère de la culture, deux ans après sa condamnation pour des notes de taxi pharaoniques à l’INA, aura achevé de ternir l’image de Françoise Nyssen.

Contrairement à son ami Nicolas Hulot, Françoise Nyssen n’a cessé de répéter qu’elle n’a « à aucun moment songé à démissionner ».

Elle quitte le gouvernement un peu plus d’un mois après Nicolas Hulot. En mai 2017, l’éditrice, qui n’a jamais caché ses convictions de gauche, avait scellé son arrivée au gouvernement à celle de l’écologiste : « Si tu y vas, j’y vais », lui avait-elle dit. Mais, contrairement à son ami, Françoise Nyssen n’a cessé de répéter qu’elle n’a « à aucun moment songé à démissionner ». Jusqu’au dernier jour elle s’est accrochée, s’est félicitée d’avoir obtenu un budget « préservé » pour la politique culturelle et a mis à son agenda toutes les thématiques qui lui tenaient le plus à cœur : la « culture près de chez vous », le projet de directive européenne en faveur du droit d’auteur et le développement de l’éducation artistique.

Novice à l’épreuve du pouvoir

L’Arlésienne préférait la province à Paris, les rencontres avec les « faiseurs de culture au quotidien » plutôt que les réunions rue de Valois avec les grands opérateurs de la capitale. « Ma politique est aux antipodes de la vision parisianiste et conservatrice de la culture défendue par certains », martelait encore Françoise Nyssen, le 30 août dans un entretien au quotidien Paris-Normandie. Rééquilibrer géographiquement le budget du ministère de la culture pour lutter contre la « ségrégation culturelle » était l’un de ses objectifs. Constatant que son ministère dépensait « dix fois plus en Ile-de-France qu’ailleurs » et qu’il existait sur le territoire des « zones blanches du service public culturel » elle a lancé, en mars, le plan « culture près de chez vous » qui prévoit notamment la circulation d’« œuvres iconiques des collections nationales », sauf la Joconde qu’elle avait malencontreusement citée en exemple alors que son déplacement coûterait une fortune.

Novice à l’épreuve du pouvoir, reconnaissant elle-même être mal préparée à la fonction, Françoise Nyssen a mis du temps à communiquer sur son action et à comprendre la dureté du monde politique. « Elle n’a pas mesuré à quel point la politique est un rapport de force », constate l’un de ses proches. Piètre oratrice, elle n’a pas convaincu le 7 mars à « La Matinale » de France Inter – répétant sans cesse « il faut réfléchir » – et est restée invisible à la télévision. Elle a aussi dû faire face aux conseillers culture du couple exécutif, Olivier Courson (Matignon) et Claudia Ferrazzi (Elysée), « qui ont été épouvantables avec elle », témoigne une membre de son entourage, ainsi qu’à la nomination, imposée par Emmanuel Macron, de Stéphane Bern, missionné sur la préservation du patrimoine. Elle a vu partir de nombreux membres de son administration et de son cabinet.

Que reste-t-il à son actif ? Un plan en faveur de l’ouverture plus large des bibliothèques issu du rapport de l’académicien Erik Orsenna (ami du président et de la ministre), l’expérimentation, en 2019, d’un bonus de 15 % dans le cinéma pour les films dont les équipes seront « exemplaires » en matière d’égalité femmes-hommes et surtout la mise en route du projet Passe culture, promesse présidentielle du candidat Macron. Sceptique au départ, Françoise Nyssen était convaincue que cette future application géolocalisée et créditée de 500 euros pour les jeunes âgés de 18 ans, allait « changer la donne dans l’offre culturelle ». Quant à son dada de l’éducation artistique, elle a fini par imposer cette thématique auprès de son homologue à l’éducation nationale.

Réforme de l’audiovisuel public

Sur l’audiovisuel public, Françoise Nyssen a limité la casse : sur ce sujet qu’elle ne connaissait pas du tout et qu’Emmanuel Macron avait miné en critiquant fortement France Télévisions, la ministre a finalement réussi à ne pas se faire court-circuiter par les parlementaires ou par le Comité action publique 2022 de Matignon, pourtant invités à participer à l’élaboration de la réforme. C’est Mme Nyssen qui dévoilera elle-même – certes un peu tard – la réforme le 4 juin. Au menu : régionalisation accrue de France 3, suppression de la chaîne pour enfants France 4 – puis de celle de l’Outre-mer France Ô –, obligation pour l’audiovisuel public d’investir dans le numérique 150 millions d’euros de plus par an à l’horizon 2022, réforme du modèle social de France Télévisions…

Dans un autre registre, Françoise Nyssen s’est plutôt bien sortie de « l’affaire Mathieu Gallet », le président de Radio France condamné pour favoritisme

Sur le fond, l’approche prônée par la ministre, par certains parlementaires et par les entreprises concernées – se concentrer d’abord sur les missions du secteur plutôt que de lui imposer une saignée budgétaire – l’a emporté. Le 19 juillet, Matignon annonce que France Télévisions, Radio France, Arte, l’INA, France 24, RFI et France Médias Monde devront économiser 190 millions d’euros par an d’ici à 2022. La potion est amère mais moins que les remèdes les plus radicaux prônés par Bercy. Dans un autre registre, Françoise Nyssen s’est plutôt bien sortie de « l’affaire Mathieu Gallet », condamné pour favoritisme : elle a pris un risque en suggérant que le Conseil supérieur de l’audiovisuel devait révoquer le président de Radio France mais l’autorité a fini par suivre son conseil.

Toutefois, il reste beaucoup de chemin avant le vote de la « grande loi audiovisuelle » annoncée par Mme Nyssen pour début 2019. Il s’agit encore de régler des sujets qui fâchent, comme l’instauration d’un président unique pour les sociétés d’audiovisuel public. Un texte reste un raté de son début de mandat : la loi sur la manipulation de l’information, souvent surnommée « loi fake news ». Cette proposition de loi, qui émanait au départ de l’Elysée mais que Mme Nyssen a dû défendre en séance, a fait l’objet d’un vote de rejet en juillet au Sénat, suscitant la rare unanimité des groupes d’opposition.

Des relations tendus avec le monde de l’édition

Autre camouflet, Françoise Nyssen a appris par un décret publié au Journal Officiel du 10 juillet 2018 que « la régulation économique du secteur de l’édition littéraire », pourtant stratégique rue de Valois, ne relevait plus de ses compétences, mais de Matignon. Tout comme la tutelle exercée sur le Centre national du Livre. Ce décret a interdit aussi à la ministre toute décision concernant la maison Actes Sud.

Lire aussi la chronique de Philippe Ridet dans « M » : Elle est comme ça… Françoise Nyssen

Cette salve de mesures, d’une logique imparable, a été prise à la demande de la Haute Autorité pour la transparence de la vie publique (HAPVP) qui veille aux conflits d’intérêts de tous les membres du gouvernement. La ministre, avant de prendre ses fonctions, avait mis fin aux mandats qu’elle exerçait au sein d’Actes Sud, la maison fondée par son père et qu’elle dirigeait avec Jean-Paul Capitani. Si elle avait renoncé à ses fonctions au conseil d’administration de la maison-mère et de ses filiales, Françoise Nyssen avait en revanche conservé la jouissance de l’usufruit des parts détenues par ses enfants. Elle estimait cet effort suffisant, sans vouloir comprendre qu’elle ne pouvait pas exercer de tutelle sur le Centre national du livre (CNL) qui distribue des subventions publiques à tous les éditeurs et avait ainsi accordé 264 167 euros à la maison d’édition arlésienne en 2016 et 111 505 euros l’année suivante.

Les relations entre la ministre et le monde de l’édition ont paradoxalement été particulièrement tendues. La grogne des auteurs a atteint son paroxysme au cœur de l’été. Pendant des mois, les représentants des auteurs ont demandé en vain à la ministre à être entendus sur la réforme des retraites, la hausse non compensée de la CSG et leurs trop faibles revenus. Au point où Joan Sfarr, l’auteur de la bande dessinée Le Chat du rabbin avait assuré le 11 juillet sur France Inter que « l’histoire rappellera que c’est une ministre éditrice qui a massacré les écrivains ». En cette année de quarantième anniversaire d’Actes Sud, Jean-Paul Capitani reconnaissait en privé que, depuis que sa femme occupait le poste de ministre de la culture, « c’est l’enfer ».