Cannes 2018 : les dessous d'une scène au tribunal de « Capharnaüm » de Nadine Labaki
Durée : 03:04

L’avis du « Monde » – à voir

On ne reconnaîtra qu’un visage, celui de la réalisatrice ; les autres, on ne les a jamais vus, à moins de connaître les quartiers les plus pauvres de Beyrouth. Nadine Labaki, la cinéaste, tient aussi le rôle de l’avocate qui défend Zain, un garçon d’une douzaine d’années, dans le procès qui l’oppose à ses parents, à qui il reproche de l’avoir mis au monde. A rebours de ce que font nombre de ses pairs cinéastes-­acteurs, elle ne s’est pas réservée la part du lion, et les séquences de prétoire n’offriront que de brèves accalmies dans le torrent qui emporte Capharnaüm.

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Rien, dans ce troisième long-­métrage de la réalisatrice libanaise (distingué en mai, à Cannes, par le Prix du jury), n’est attendu : sa violence, son style quasi documentaire, sa force romanesque prennent au dépourvu avant d’emporter la conviction.

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Fossé infranchissable

Déjà dans Et maintenant, on va où ? (2011), son deuxième film, Nadine Labaki avait fait travailler des comédiens débutants, qu’elle avait mêlés à des professionnels. Pour raconter l’histoire de Zain, elle a cherché des femmes, des hommes et des enfants dont la vie n’est pas éloignée de celle que mènent leurs personnages. Capharnaüm met en scène le désordre qui régit leur existence : les parents vendent leurs enfants, les hommes achètent les femmes, les moins faibles font souffrir les plus faibles en vertu de la loi d’airain qui surgit du fossé infranchissable séparant ceux qui n’ont rien des autres.

Du mauvais côté de ce fossé, Zain (Zain Al-Rafeea) a suivi un chemin tortueux jusqu’à la prison d’où il lance la plainte contre ses parents, itinéraire que le film retrace en une série de retours en arrière. Il vit dans un appartement miséreux, dont le loyer est payé par le travail que les enfants de la maison offrent au propriétaire, boutiquier du quartier. Le garçon, qui approche de l’adolescence, livre les pauvres commandes de ses voisins, essaie de soutirer quelques pièces aux automobilistes, aide sa mère à trafiquer des médicaments stupéfiants.

A la méchanceté du monde, Zain oppose son énergie, sa méfiance, sa violence, sa grossièreté

A la méchanceté du monde, il oppose son énergie, sa méfiance, sa violence, sa grossièreté. On ne le voit baisser la garde qu’en compagnie de sa sœur Sahar, d’un an plus jeune que lui. Lorsqu’il comprend que ses parents veulent la marier au boutiquier, il s’enfuit de chez lui. Dans son errance, il rencontre Rahil (Yordanos Shiferaw), immigrée éthiopienne qui a dû quitter son emploi de bonne après être tombée enceinte des œuvres d’un autre employé de maison. Rahil élève Yonas (Boluwatife Treasure Bankole), son bébé, en tentant de soustraire celui-ci au regard des autorités, qui trouveraient dans son existence une raison supplémentaire d’expulser la jeune femme.

Soulagements éphémères

Le cœur du film, et ce qu’il a de meilleur, est constitué d’un long moment où les deux enfants, le préadolescent et le bébé, qui ne marche pas encore, sont livrés à eux-mêmes dans Beyrouth, tentent de ne pas mourir de faim, de ne pas se laisser envahir par la crasse. Impossible de ne pas songer à l’épisode des Misérables dans lequel Gavroche recueille deux gamins plus jeunes que lui : même sens de la précarité, même soulagements éphémères chaque fois qu’elle est tenue un moment à distance, même souci de faire de la ville un personnage à part entière.

Il y a de toute façon quelque chose du regard des romanciers du XIXe siècle dans la manière dont Nadine Labaki met en scène le dénuement et ses effets sur l’humanité de ceux qu’il frappe, la même volonté de les rendre au genre humain par le biais de la fiction, qui se cristallise ici à travers le procès. La réalisatrice est parfaitement consciente des périls du procédé. L’une des plus belles séquences du film oppose la mère de Zain (Kawthar Al-Haddad) à l’avocate qui défend l’enfant. « Que savez-vous de la misère » ?, lui demande-t-elle. Le regard décontenancé que l’actrice prête à son personnage dit à la fois les limites assumées et l’ambition rêvée de Capharnaüm.

Capharnaüm / Bande-Annonce
Durée : 01:53

Film libanais de Nadine Labaki. Avec Nadine Labaki, Zain Al-Rafeea, Yordanos Shiferaw, Boluwatife Treasure Bankole, Kawthar Al-Haddad (2 heures). Sur le Web : www.gaumont.fr/fr/film/Capharnaum.html

Succès populaire pour « Capharnaüm » au Liban

Sorti sur les écrans libanais le 20 septembre, Capharnaüm est bien parti pour assurer un nouveau succès populaire à la réalisatrice Nadine Labaki dans son pays : il y a déjà dépassé les 100 000 entrées, selon l’équipe. Une jolie performance, à l’aune des résultats habituels des films libanais, et alors que les salles connaissent une baisse de fréquentation liée au marasme économique. En septembre, Capharnaüm a été sélectionné pour représenter le Liban à l’Oscar du meilleur film en langue étrangère. La presse a fait l’éloge de la puissance et la charge romanesque de ce tableau des oubliés des bas-fonds de Beyrouth, y compris sous la plume de critiques de renom. Ce qui n’a pas empêché quelques tribunes cinglantes, reprochant à Nadine Labaki d’en rester à l’émotion et de ne pas dénoncer les coupables de la misère des personnages.
Laure Stephan (Beyrouth, correspondance)