Des manifestants contre Jair Bolsonaro, à Rio de Janeiro le 20 octobre. / FERNANDO SOUZA / AFP

Sandra Chamusca a le tee-shirt recouvert d’autocollants #EleNao (pas lui) – mot d’ordre des anti Jair Bolsonaro, candidat d’extrême droite à l’élection présidentielle, mais sait « qu’il est trop tard ». « J’aurais au moins fait mon devoir pour la démocratie », soupire la sexagénaire. Ce samedi 20 octobre sur la place de Campo Grande, à Salvador de Bahia, dans le Nordeste brésilien, Sandra Chamusca accompagne les milliers de manifestants, venus protester dans une quarantaine de villes du pays contre Jair Bolsonaro. Ce militaire de réserve, nostalgique de la dictature (1964-1885) et louangeur de ses tortionnaires, semble promis à devenir le prochain chef d’Etat du pays.

A huit jours du scrutin, l’ancien parachutiste reste, malgré ses outrances, son agressivité et son refus de débattre, le grand favori du scrutin avec 59 % d’intentions de vote (en excluant les votes blancs et nuls) selon une enquête Datafolha du 19 octobre, contre 41 % pour son adversaire, Fernando Haddad du Parti des travailleurs (PT, gauche).

La retraitée pense qu’une inversion de tendance est peu probable. Pourtant elle est venue, sous le soleil de Bahia, drapée d’un drapeau brésilien bardé d’étoiles rouges indiquant le chiffre 13, celui qu’il faudra composer le 28 octobre sur les urnes électroniques, pour élire le représentant du PT.

La dernière fois que Sandra a voté pour le parti de gauche, c’était en 2002, lorsque Luiz Inacio Lula da Silva, l’ancien syndicaliste, s’est présenté. Depuis, elle n’a plus jamais soutenu le PT. « Lula m’a déçue », confesse-t-elle. Les alliances politiques avec des personnages peu recommandables, les scandales de corruption, qui ont conduit le « père des pauvres » en prison, ont eu raison de son attachement au PT. Aujourd’hui l’ancienne commerçante ravale ses rancœurs. « Je suis pour le PT à 100 % », dit-elle, ajoutant : « mon parti, c’est la patrie ».

Union sacrée

A quelques mètres de là, les cousines, Ellen et Carolina Santiago, étudiantes en infirmerie et en chimie, ont elles aussi d’innombrables critiques envers le PT et auraient préféré soutenir le candidat du Parti socialisme et liberté (PSOL, gauche) « Si le PT gagne on sera dans l’opposition », affirment-elles. Mais l’heure est à l’union sacrée car « si c’est Bolsonaro qui l’emporte, il n’y aura pas d’opposition. Il a déjà prévenu qu’il considérait les militants du mouvement des sans terre [plaidant pour une réforme agraire] comme des terroristes ! », explique Carolina.

Carolina et Ellen ont encore l’espoir de voir Jair Bolsonaro échouer. A les écouter, l’élection peut prendre une nouvelle tournure avec l’enquête liée aux « fake news » (fausses nouvelles) : des entreprises soutenant Bolsonaro sont suspectées d’avoir financé illégalement une campagne d’envois massifs de données par WhatsApp visant à dénigrer le PT et Fernando Haddad. Le tribunal supérieur électoral a sommé Jair Bolsonaro de s’expliquer. « Cette enquête peut tout bouleverser », pense l’étudiante.

Elles ne sont pas les seules à y croire. Il est alors un peu moins de seize heures. Le char revêtu des logos des mouvements noirs, LGBT et féministes, entame la descente de l’avenue du sept septembre traversant le quartier huppé de Vitoria. A son passage, les habitants ferment leur fenêtre ou, au contraire, applaudissent en sortant un drapeau rouge, couleur du PT. Une femme élégante coincée dans sa berline par le cortège soupire puis se résigne. « C’est la démocratie, moi non plus je ne veux pas de Bolsonaro. »

Au micro une femme métisse entonne l’air de bella ciao, chant des partisans italiens contre le fascisme. Jair Bolsonaro est qualifié tantôt de « fuyard » car il refuse de se présenter aux débats face à Fernando Haddad, tantôt de « coiso » (machin). « Nous sommes la résistance. Il prêche la haine, nous, nous luttons pour l’amour », lance-t-elle. « Les femmes et le Nordeste vont sauver le Brésil ! », crie en écho Luiz Parente, professeur de géographie, rappelant que le Nordeste fut la seule région où Bolsonaro n’est pas arrivé en tête au premier tour.

Brésil multiculturel

Initié par les femmes, le mouvement #EleNao est né sur les réseaux sociaux et notamment d’une page Facebook « Mulheres unidas contra Bolsonaro » (les femmes unies contre Bolsonaro). Créée le 30 août par la nordestine Ludmilla Teixeira, révoltée par le discours misogyne du représentant d’extrême droite, la page regroupe aujourd’hui près de 4 millions de membres. Uniquement des femmes qui « habituellement n’ont pas la parole ici », explique Ludmilla Teixeira. Une première manifestation a déjà eu lieu à quelques jours du premier tour, le 29 septembre. Qualifiée d’historique, l’initiative n’a toutefois pas empêché Jair Bolsonaro de remporter 46 % des suffrages contre 39 % pour son rival de gauche.

Désormais ce ne sont plus seulement les femmes qui protestent mais l’ensemble des citoyens opposés à Jair Bolsonaro. Dans les terres du Nordeste, majoritairement noires, la manifestation se veut aussi l’affirmation de ce Brésil métissé, pluriel et multiculturel que Jair Bolsonaro et ses militants semblent rejeter.

« Jair Bolsonaro n’est pas chrétien », lâche Adriana Lima, 38 ans, membre du front évangélique pour l’état de droit. La femme croyante est venue protester avec le pasteur Danilo Gomes, de l’église baptiste Adonai pour montrer que les évangéliques, majoritairement en faveur de Bolsonaro, ne sont pas tous « des intégristes ». Epais crucifix autour du cou, le pasteur atteste : « Le Christ est amour, il ouvre sa porte à tous. Il est lamentable que des églises évangéliques soutiennent un homme qui vante la torture et l’exclusion ».

Cristiane Sarmento, tee-shirt arc-en-ciel, ne peut qu’acquiescer. Représentante du mouvement Maes Arco Iris (les mères arc-en-ciel), la quadragénaire a un fils de 17 ans gay. « Jair Bolsonaro a dit qu’il préférerait que son fils meure plutôt que d’apprendre qu’il était homosexuel ! Il a décomplexé les homophobes », s’alarme la mère. « Avant mon fils sentait les regards appuyés. Maintenant il entend des gens dirent sur son passage : “Bolsonaro arrive, on va tuer les pédés’’! », lâche-t-elle.

Avec la foule, le char entonne alors « Ele Nao, Ele Nao » (pas lui, pas lui) puis termine sa route sur les bords de l’Atlantique. Il est un peu plus de 18 heures, la nuit tombe. Dans quelques heures à peine, des manifestations en faveur de Jair Bolsonaro se dérouleront à Salvador et dans le reste du pays.