Un avion du raid Latécoère-Aéropostale en approche de l’aéroport de Tanger, au Maroc, le 1er octobre 2018. / JULIEN MASSON

Dans un ciel légèrement voilé, le DR-400 dans lequel Le Monde Afrique a embarqué sur les traces des héros de l’Aéropostale semble se déplacer avec autant de légèreté que les cigognes qu’il croise au-dessus de l’Espagne. A environ 6 000 pieds (2 000 mètres), l’air est stable, aucune turbulence. Le doux ronronnement du moteur est propice à la rêverie. Après le sud-ouest de la France et la Catalogne les jours précédents, l’Andalousie défile sous l’appareil. On survole l’ouest d’Algésiras, patrie du maestro de la guitare Paco de Lucia. Le port de cette ville du sud de l’Espagne marque l’entrée du détroit de Gibraltar, reconnaissable à son imposant rocher, sur la gauche de l’appareil. C’est dans un silence de cathédrale que nous quittons les côtes espagnoles pour traverser la Méditerranée.

Présentation de notre série : Dans le sillage de l’Aéropostale

Moins de 15 km séparent le Maroc de l’Espagne, l’Afrique de l’Europe. Mais pour beaucoup, c’est la distance d’une vie. Selon l’Organisation internationale pour les migrations (OIM), 1 852 personnes en quête d’un avenir meilleur ont péri au cours de la traversée de la Méditerranée en 2018, près de 20 000 depuis 2015. Depuis la fermeture des ports italiens en juin et la politique hostile de Matteo Salvini, ministre italien de l’intérieur, à l’égard d’ONG telles que SOS Méditerranée ou Médecins sans frontières, cette mortalité en mer ne cesse d’augmenter : selon l’Institut pour les études de politique internationale, basé à Milan, elle est passée de 2 % à 7 % ces derniers mois et, en moyenne, huit personnes perdraient chaque jour la vie entre l’Afrique et l’Europe, contre trois en début d’année. Depuis la « fermeture » des routes libyennes, celle du Maroc est de plus en plus prisée par les migrants.

La Méditerranée engloutit sans se soucier des hommes, des femmes et des enfants. C’est un cimetière en pleine mer que nous survolons à présent. Vus du ciel, les deux continents semblent si proches, mais, du sud vers le nord, certains migrants mettent des années pour rejoindre l’autre rive, alors qu’il ne faut qu’une dizaine de minutes et quelques tours de moteurs dans l’autre sens. « Etre né quelque part, pour celui qui est né, c’est toujours un hasard », chantait Maxime Le Forestier.

La rencontre de l’océan et du désert

Nous atteignons le Maroc et l’on devine au loin la région du Rif. « Pour une question de protocole imposée par Rabat, vous devez atterrir », demande la tour de contrôle de l’aéroport de Tanger au DR-400 qui vient d’annoncer sa présence dans la zone. « Tanger, de Tango-Papa-Novembre… OK pour atterrissage », répond Bob Moreno, notre pilote, qui compte près de 300 heures de vol. Il y a des formalités administratives à remplir au Maroc, mais celles-ci doivent être faites plus au sud, à Tétouan, comme cela a été annoncé la veille au briefing du raid Latécoère-Aéropostale. Sur la fréquence 130 000 de l’organisation, on annonce que le roi Mohammed VI serait en déplacement et probablement dans la zone aérienne. Pour raisons de sécurité, il ne doit donc y avoir aucun aéronef aux alentours.

Le DR-400 contourne alors le port de Tanger et effectue un large virage sur sa droite pour s’aligner dans l’axe de la piste. L’avion est maintenant en phase d’approche à une altitude d’environ 1 000 pieds. « La restriction vient d’être levée, annonce subitement la tour de contrôle. Vous n’êtes plus obligés d’atterrir et vous pourrez faire vos formalités à Casablanca. Que décidez-vous ? » La piste est là, quasiment sous l’avion. Il y a un instant de flottement dans le cockpit. « Que décidez-vous ? », insiste la tour. Avec sang-froid, Bob Moreno remet les gaz, redresse l’avion, et le DR-400 rejoint les rivages de l’Atlantique.

Il épouse maintenant fidèlement la côte, survole Assilah, Larache… En bord de mer, on aperçoit des immeubles et des résidences de standing, où des milliers de retraités européens viendront trouver du soleil en hiver, le temps d’une migration saisonnière.

Survol des côtes marocaines lors du raid Latécoère-Aéropostale. / Julien Masson

Plus au sud, la côte prend les allures d’une immense plage déserte. C’est la rencontre de l’océan et du désert, le contact de deux immensités. Saint-Exupéry et Mermoz ont admiré cette côte vierge, telle que l’avion la survole en ce moment, à basse altitude. Les habitants des villages de pêcheurs saluent l’appareil, des joueurs de foot interrompent leur match pour lever la tête. On se surprend à imaginer que, sans la verrière qui coiffe la cabine de pilotage, on pourrait sentir les embruns de la mer sur le visage.

Avec ses immenses serres sous lesquelles poussent des centaines de tonnes de tomates, la côte vue du ciel ressemble maintenant à un damier. En fin d’après-midi, l’avion se pose sur l’aéroport de Titt Mellil, à l’est de Casablanca. Sur le tarmac, les autorités marocaines récupèrent les passeports et les fiches de débarquement dûment remplies.

« Treize cailloux et dix touffes d’herbe »

La route qui mène au centre de la capitale économique du Maroc est saturée d’embouteillages. A quoi pouvait ressembler Casa au temps de l’Aéropostale ? Antoine de Saint-Exupéry l’a connue très tôt, à 21 ans, puisqu’il y a fait son service militaire en 1921. C’était au camp Cazes, au 37e régiment d’aviation, à quelques encablures de la ville. Au milieu de soldats désœuvrés, le jeune bidasse s’ennuie : « J’en ai assez de Casablanca. Si vous croyez que ça nourrit la pensée de voir treize cailloux et dix touffes d’herbes ? écrit-il. Il n’y a qu’une seule chose qui me plaise ici, ce sont les levers de soleil. Ils se développent théâtralement. »

Après un passage à Rabat, où il devient officier de réserve, et quelques années d’errance, Saint-Exupéry revient à Casablanca cinq ans plus tard en tant que pilote de l’Aéropostale. « A l’atterrissage, pas de baraque pourrie à rejoindre. C’est l’hôtel de luxe Excelsior, place de France, en face du mellah [quartier juif], raconte l’écrivain Bernard Bacquié, ancien pilote de Royal Air Maroc et commandant de bord chez Air France, dans Saint-Ex au Maroc (éd. Latérales). Des chambres de la façade, on embrasse le port, sa grande jetée et le phare d’Al-Hank. Les réclames le présentent comme le meilleur hôtel du Maroc. » L’aviateur s’y sent comme chez lui. « J’ai une bien belle chambre, écrit-il. C’est dommage que j’aie mis mes chaussures sur la table. Ça m’abîme le paysage. »

A la même époque, Jean Mermoz se sent aussi très bien à Casablanca. Celui que l’on surnomme « L’Archange » passe son temps à la plage, à pratiquer l’escrime, l’équitation, l’athlétisme… Il s’achète une Amilcar, un bolide pour l’époque. Il sort beaucoup et fait la conquête de toutes les belles : « Je vais probablement changer d’adresse, écrit-il. Je suis ennuyé avec ma propriétaire, qui est tombée amoureuse de mon indigne personne… Comme ça se complique ici et au-dehors, j’aime mieux changer de secteur. » Entre deux vols, il passe ses journées à remonter l’avenue du 4e Zouave, à se baigner à la plage de l’Anfa. Il passe ses nuits dans les dancings et autres lieux de plaisir qui font la réputation de Casablanca sur le continent. Il y a évidemment le Café Riche, où le jazz est roi, et le bar du Grand Hôtel. Les apéritifs, il les prend toujours à l’Excelsior.

Quatre-vingts ans plus tard, en face de l’ancienne médina, ce bijou de l’architecture néo-mauresque est toujours là. Mais sa façade blanche, désormais légèrement décrépie, n’illumine plus les soirées festives de Casa. Depuis quelques années, l’hôtel Excelsior est fermé. « Le propriétaire aurait eu des soucis avec le fisc ou un truc comme ça », murmure un passant. On n’en saura guère plus. Sous un ciel étoilé et en compagnie de musiciens traditionnels, le thé à la menthe se déguste brûlant chez l’un des glaciers du boulevard Mohammed-V.

Dans le sillage de l’Aéropostale : sommaire de notre série

Un siècle après le lancement de la célèbre ligne aérienne, le journaliste du Monde Afrique Pierre Lepidi a embarqué à bord d’un avion du raid Latécoère, qui, du 27 septembre au 5 octobre, a relié Toulouse à Dakar.

Présentation De Toulouse à Dakar, dans le sillage de l’Aéropostale

Episode 1 « Toulouse-Dakar à bord d’un Broussard, c’est le rêve d’une vie »

Episode 2 Quand Jean Mermoz bronzait à Barcelone entre deux vols