L’avis du « Monde » – pourquoi pas

La maison Disney a fondé sa réputation sur la satisfaction des attentes du consommateur. Winnie l’ourson en prises de vues réelles ? On attend des acteurs renommés (ici, Ewan McGregor), des créatures numériques qui font oublier qu’elles ne sont pas de peluche et de kapok, un scénario qui fait rire et pleurer, un « happy end ».

A la sortie de Jean-Christophe & Winnie, on peut cocher chacun de ces ingrédients sur la liste des commissions. Et pourtant ce film n’est pas comme les autres – pas comme les versions « live » du Livre de la jungle ou de La Belle et la Bête. Il y flotte un parfum d’étrangeté qui dérange l’ordonnancement attendu, empêchant le nouveau produit de la firme de Burbank de parvenir à la perfection. Ce semi-échec fait son charme.

Les lieux où Winnie, Tigrou, Bourriquet et les autres festoyaient et jouaient sont jonchés de débris

Prenez la séquence qui voit Winnie l’ourson se réveiller dans la forêt des rêves bleus après quelques décennies d’une hibernation provoquée par le départ de Jean-Christophe, le petit garçon dont l’imagination donnait vie à Winnie et sa tribu. Le bois idyllique est devenu un paysage embrumé qui fait grelotter. Les lieux où Winnie, Tigrou, Bourriquet et les autres festoyaient et jouaient sont jonchés de débris. L’ours en peluche erre entre les arbres menaçants, appelant en vain ses amis. Le réalisateur Marc Forster n’a pas la main légère – ses plus grandes réussites relèvent du mélodrame – et l’on s’attend presque à ce que le tigre, l’âne et le porc émergent du brouillard en claudiquant comme des zombies cannibales (Note aux parents : il n’en sera rien, les enfants en seront quittes pour une petite frayeur).

On est juste après la fin de la seconde guerre mondiale, pendant laquelle Jean-Christophe (Ewan McGregor) a combattu. Obsédé par son emploi de directeur de la productivité dans une fabrique de bagages, il s’est transformé en un bureaucrate qui rapporte son obsession du rendement à la maison. Plutôt que de lire L’Ile au trésor à sa petite fille, il préfère lui enseigner la gloire de l’Angleterre victorienne. Un week-end qu’il a laissé épouse (Hayley Atwell) et enfant partir à la campagne, près du bois de son enfance, Jean-Christophe retrouve Winnie, surgi du passé.

Produit de grande consommation

Pendant ce long prologue qui met aussi bien en scène la solitude de Winnie que les traumatismes britanniques (pensionnat, Blitz, campagne d’Europe, reconstruction) que traversent Jean-Christophe et les siens, le film acquiert une couleur presque désespérée. On la retrouve par la suite de temps en temps, après que le héros a retrouvé le chemin de la forêt des rêves bleus, lorsqu’il manque de se noyer dans une fosse à éfélants, par exemple. Le finale burlesque rétablit l’ordre optimiste, défaisant la cohérence du récit, rassurant le jeune public.

La raison de ces bizarreries se trouve sans doute au générique de Jean-Christophe & Winnie, dans l’énumération des scénaristes. Par ordre de surprise : Allison Schroeter, qui a écrit Les Figures de l’ombre – habile évocation du sort des femmes afro-américaines employées par la Nasa ; Tom McCarthy, réalisateur de Spotlight, dénonciation de la pédophilie dans le clergé catholique, célébration du journalisme ; et enfin Alex Ross Perry, figure du cinéma indépendant américain.

L’injection de corps étrangers au système de production a laissé des traces, étranges et attachantes

Le réalisateur de Listen Up Philip, qui vient de présenter Her Smell au Festival de Toronto, aime les personnages insupportables qu’il précipite dans des situations gênantes, humiliantes, qui les portent au seuil de la désintégration. Or, si les règles en vigueur chez Disney n’étaient pas si strictes, ce sont exactement les catastrophes qui menacent l’ex-petit garçon et l’ours en peluche.

On voit bien que les anticorps du cinéma de distraction ont été assez puissants pour que Jean-Christophe & Winnie reste un produit de grande consommation. Il n’empêche que l’injection de corps étrangers au système de production a laissé des traces, étranges et attachantes.

Jean-Christophe & Winnie - Bande-annonce officielle (VF)
Durée : 02:20

Film américain de Marc Forster. Avec Ewan McGregor, Hayley Atwell, Mark Gatiss (1 h 44). Sur le Web : disney.fr/films/jean-christophe-et-winnie et movies.disney.com/christopher-robin