Recep Tayyip Erdogan, le 23 octobre à Ankara. / KAYHAN OZER / PRESIDENCE TURQUE / AFP

Le président turc Recep Tayyip Erdogan entend profiter de l’assassinat du journaliste saoudien Jamal Khashoggi pour incarner l’islam politique et affaiblir la monarchie wahhabite à Riyad. En réfutant la version officielle avancée par le royaume, celle d’un interrogatoire ayant mal tourné, le numéro un turc veut prouver au reste du monde que le prince héritier Mohammed Ben Salman (« MBS ») n’est pas un partenaire fiable. Devant les parlementaires du Parti de la justice et du développement (AKP), il a dénoncé un « assassinat politique » mais s’est gardé d’en dire plus sur le nom du commanditaire.

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MK : pourquoi Erdogan ne rend-il pas publiques les preuves qu’il détiendrait ?

Marie Jégo : Cela serait embarrassant. Si les Turcs disposent d’enregistrements audio, voire vidéo, sur ce qui s’est passé le 2 octobre au consulat d’Arabie saoudite, où Jamal Khashoggi avait rendez-vous, on peut raisonnablement penser qu’ils les ont obtenus suite à des écoutes de leurs services secrets, ce qui ne s’avoue pas facilement. De fait, à ce jour, personne n’a vu les preuves dont la Turquie affirme disposer, et le discours vérité du président Erdogan mardi 22 octobre n’a pas levé le mystère, puisqu’il a confirmé que l’assassinat du journaliste avait été prémédité sans dire un mot de ses sources. Il a simplement évoqué “les informations” dont la Turquie dispose.

Clem : en affaiblissant l’Arabie saoudite, la Turquie va-t-elle chercher à la remplacer dans le monde musulman ? Et cela implique-t-il de s’opposer à l’Iran en tant que leader sunnite, malgré les intérêts économiques réciproques, ou bien pourrait-on avoir un renversement de l’équilibre régional avec un duo Turquie-Iran ?

M. Jé. : la Turquie et l’Arabie saoudite sont en rivalité pour le patronage de l’islam sunnite dans la région. Ces deux pays sont antagonistes sur la question de l’Iran, Riyad était favorable à la fin de l’accord nucléaire avec l’Iran, pas la Turquie qui entretient globalement des relations apaisées avec la République islamique. Antagonistes aussi sur le Qatar et l’influence de la confrérie des Frères musulmans. Pendant la crise entre l’Arabie et le Qatar en 2017, le président Erdogan a pris fait et cause pour le Qatar où la Turquie dispose d’une base militaire.

Les Turcs sont ulcérés par l’assassinat « sauvage », selon Erdogan, du journaliste saoudien critique du pouvoir à Riyad, Jamal Khashoggi, mais ils ne veulent pas brûler les ponts avec l’Arabie. En évoquant les « preuves » dont ils disposeraient sur l’assassinat, les Turcs tentent de faire pression sur Riyad pour que les commanditaires du meurtre soient punis « du plus haut au plus bas niveau », selon Erdogan, qui réclame l’extradition des 15 membres du commando de barbouzes venu à Istanbul pour tuer le journaliste. C’est sans doute un vœu pieux. En revanche, Erdogan espère certainement voir le prince héritier MBS écarté à terme du pouvoir, mais il sait qu’il n’a pas de leviers assez puissants sur Riyad pour que cela se produise. Il fait donc pression sur les Etats-Unis qui, eux, ont une influence plus grande sur l’Arabie saoudite, leur allié stratégique.

Max. A : en disant « ne pas douter de la sincérité du roi Salman », Erdogan sous-entend-il la possible implication du prince héritier MBS ?

M. Jé. : Il semble qu’il a cherché à ménager le roi. Créer une crise diplomatique d’ampleur avec Riyad n’est pas dans l’intérêt d’Erdogan. Le fait que dans son discours de « vérité » sur l’affaire Khashoggi, il n’ait pas mentionné une seule fois le nom de MBS, le prince héritier, en dit plus long que s’il l’avait fait. Cette omission est parlante, et malgré la retenue d’Erdogan, la presse progouvernementale, dont on sait qu’elle est contrôlée par le pouvoir, nomme ouvertement MBS comme le commanditaire de l’assassinat en donnant des détails, notamment le fait que des membres du commando ont téléphoné au cabinet du prince à plusieurs reprises après avoir commis leur méfait dans l’enceinte du consulat.

Az : la position de MBS en tant qu’héritier du trône est-elle sérieusement menacée ?

M. Jé. : Difficile à dire. MBS a bien installé son pouvoir, tout est sous son contrôle, il a emprisonné les opposants, des féministes, des princes et des hommes d’affaires, a gardé en otage, deux semaines durant, le premier ministre libanais Saad Hariri, sans que la communauté internationale n’y trouve à redire. En Arabie saoudite, l’opinion publique n’existe pas, sinon les jeunes sur les réseaux sociaux, mais vu la chape de plomb de la peur qui s’est abattue sur le pays avec les purges, on peut douter qu’il y ait des réactions. Seuls les Etats-Unis disposent d’une influence suffisante pour inciter le royaume à changer son fusil d’épaule. Mais comme toujours, les intérêts mercantiles prévaudront. Avec 450 milliards de dollars (395 milliards d’euros) d’investissements saoudiens aux Etats-Unis, le président Trump ne voudra pas risquer une crise. Ce qui est sûr, c’est que l’affaire Khashoggi est un scandale d’ampleur internationale et que cet assassinat restera comme une tache sur les mains de MBS.

Palarix : la défense du roi d’Arabie saoudite, qui prétend que cette affaire se passe « à un niveau inférieur », vous parait-elle crédible ? Que risque-t-il si on a des preuves concrètes qu’il est lié à cette affaire ?

M. Jé. : Pour l’instant, les Turcs disent avoir des preuves mais personne ne les a vues. En revanche, les services turcs ont clairement identifié les 15 membres du commando, parmi lesquels figurait un membre de la garde rapprochée de MBS. Ces identités ont été transmises à Washington, qui les a interdit d’entrer sur le territoire des Etats-Unis, ce qui est une sanction inédite envers son indéfectible allié saoudien.

Aucune des explications données par le royaume concernant cette affaire n’est crédible. Au début, ils ont dit que Jamal Khashoggi était ressorti du consulat ; quand des preuves ont été réclamées par les Turcs, les autorités consulaires ont dit que les caméras étaient en panne ce jour-là. Il leur a fallu 17 jours pour reconnaître que le journaliste avait été bel et bien été tué dans l’enceinte du consulat, qui est normalement un sanctuaire, surtout pour les ressortissants du pays concerné. Ils ont parlé d’une rixe puis d’un interrogatoire qui a mal tourné. Leur communication est un total fiasco. L’affaire peut être vue comme intérieure depuis Riyad, où MBS est tout puissant et ne risque pas grand-chose, mais elle a pris une telle dimension internationale et nuit tellement à l’image de l’Arabie qu’elle laissera des traces d’une manière ou d’une autre.

Nikita : même si Erdogan dit vrai, comment peut-on entendre sa parole dans le contexte de « dictature » qu’il entretient face aux journalistes de son pays ?

M. Jé. : Vous avez raison, Erdogan ne supporte pas la moindre critique et il a la main lourde envers les journalistes, les intellectuels de gauche, les syndicalistes et les sympathisants et militants du Parti démocratique des peuples (prokurde, HDP). Depuis le putsch raté de juillet 2016, près de 60 000 personnes ont été emprisonnées sur la foi d’accusations peu crédibles. Plus de 160 médias ont été fermés. Des procès ont été intentés contre près de 3 000 blogueurs accusés d’avoir insulté le président. Près de 30 000 enseignants ont été licenciés sans motif. Et la Turquie ne se prive pas d’enlever à l’étranger (83 personnes dans 18 pays) des présumés partisans du prédicateur Gülen, accusé d’avoir fomenté le coup d’Etat raté.

Bien sûr, c’est un paradoxe que le président Erdogan apparaisse aujourd’hui comme un protecteur de la presse et de la liberté d’expression. Mais avec l’affaire Khashoggi, on est dans une tout autre dimension. Jusqu’à preuve du contraire, les Turcs ne découpent pas les journalistes en morceaux dans leurs consulats. C’est ce qui serait arrivé à Jamal Khashoggi quelques minutes après son entrée dans les locaux consulaires d’Arabie saoudite, où un commando saoudien l’attendait, dont un médecin légiste. A ce jour, son corps n’a toujours pas été retrouvé.

Les médias turcs donnent des détails inouïs sur l’opération. Ces informations, transmises aux rédactions par les services secrets turcs, sont évidemment à prendre avec des pincettes ; toutefois les Turcs semblent avoir des preuves solides de ce qu’ils avancent, notamment grâce à leurs systèmes d’écoute et à leurs caméras de surveillance. Depuis la disparition du journaliste, ils n’ont jamais varié dans leurs déclarations, affirmant qu’il s’agissait d’un assassinat commandité, ce qu’Erdogan a confirmé hier.