Patrick Baudouin, le 2 juillet 2015 a Paris. / MARTIN BUREAU / AFP

C’est un fait désormais établi que la Fédération internationale des droits de l’homme (FIDH) vient rappeler dans un nouveau rapport présenté jeudi 25 octobre à Paris en présence de la lauréate du Prix Nobel de la paix Nadia Murad : les crimes commis par l’Etat islamique contre la minorité religieuse yézidie en Irak ont largement été le fait de combattants étrangers, ressortissants français compris. En s’emparant à l’été 2014 de la région de Sinjar, un foyer de peuplement yézidi situé dans le nord du pays, les djihadistes ont orchestré des massacres de masse contre les représentants de cette communauté, réduit de nombreuses femmes en esclavage avant d’instaurer un système institutionnalisé de viol et de trafic d’êtres humains.

Or les poursuites judiciaires rares et insuffisantes qui sont actuellement menées contre eux en Irak le sont uniquement sur la base d’accusations de terrorisme. Les crimes contre l’humanité n’étant pas pris en compte, du point de vue des victimes l’impunité demeure malgré des condamnations lourdes. Patrick Baudouin, avocat pénaliste en droit international et président d’honneur de la FIDH, appelle la justice française ainsi que les institutions judiciaires des autres pays d’origine des djihadistes étrangers à engager des poursuites sur le fondement de crimes contre l’humanité, voire de crime de génocide, à l’encontre de leurs ressortissants impliqués.

Les éléments apportés par le rapport de la FIDH sur la participation de djihadistes étrangers et notamment de Français aux crimes de l’Etat islamique contre les yézidis ne permettent pas d’en identifier clairement les auteurs. Que peut apporter ce travail de documentation encore parcellaire ?

Les témoignages recueillis par les chercheurs de la FIDH et leurs partenaires de l’organisation yézidie Kinyat corroborent des faits déjà connus : les djihadistes étrangers ont joué un rôle majeur dans ces actes qualifiables de crimes contre l’humanité et de génocide. Alors que l’Etat islamique a perdu l’essentiel de son territoire après une série de défaites militaires, la population yézidie reste très majoritairement déplacée, réfugiée et intégralement traumatisée par les crimes des djihadistes et elle demande justice. La question qui se pose est désormais celle de savoir comment cette justice peut lui être rendue.

Ce rapport rappelle que les témoignages des victimes sont disponibles et qu’ils peuvent servir de base à des plaintes susceptibles notamment d’être portées devant des juridictions étrangères à l’Irak et notamment françaises. Au cours de ce travail de documentation mené auprès des déplacés de la région de Sinjar établis depuis 2014 au Kurdistan irakien, les chercheurs de la FIDH ont rencontré des victimes de djihadistes français qui pourraient venir jusqu’en France pour déposer plainte. C’est ensuite que l’on pourra dans le cadre d’une enquête voir qui sont les responsables si les plaintes sont reconnues comme fiables. Du point de vue de la FIDH, c’est l’enjeu majeur des prochains mois.

Quelles poursuites judiciaires sont menées à l’heure actuelle contre les djihadistes étrangers dans les pays où ils sont détenus ?

Que ce soit en Irak et ou dans les régions du nord de la Syrie qui sont contrôlées par les forces kurdes, on constate de graves lacunes dans la manière dont est rendue la justice. Côté syrien, l’entité politique dominée par les Kurdes de Syrie, qui détiennent un nombre important de djihadistes étrangers, n’est pas un Etat. Elle ne dispose pas d’un système judiciaire reconnu. C’est une véritable zone grise. De l’autre côté de la frontière, si l’Irak est bien reconnu comme un Etat de droit souverain par ses partenaires internationaux on constate de nombreuses insuffisances. La peine de mort à laquelle la FIDH s’oppose est pratiquée, les conditions d’un procès équitable ne sont pas réunies. Par ailleurs, la notion de crime contre l’humanité n’existe pas dans la législation irakienne. En France les autorités judiciaires et politiques vont directement vers la justice antiterroriste : c’est plus simple, l’instruction est plus rapide et la condamnation acquise. Or les poursuites pour crime contre l’humanité se placent du point de vue des victimes civiles de ces actes. C’est la seule manière de faire en sorte que ces victimes soient entendues et quelles obtiennent justice.

La nature terroriste de l’EI parasiterait dans le volet judiciaire la prise en compte des crimes contre l’humanité commis par ses membres ?

L’Etat islamique symbolise le terrorisme, un terrorisme qui ne s’est pas seulement manifesté localement, dans les pays où ce groupe a opéré et contrôlé des territoires, mais également un terrorisme qui s’est projeté internationalement et en particulier en France. Cela brouille les cartes. La réaction spontanée et naturelle consiste à se limiter au volet terroriste de la réponse judiciaire, ce qui empêche la réflexion d’aller plus loin. Les djihadistes français doivent être poursuivis pour crimes contre l’humanité. Leurs responsabilités ne peuvent pas être masquées par leur appartenance à une organisation terroriste.

On constate toutefois en France une évolution, avec une coordination croissante des pôles « crime contre l’humanité » et « terrorisme » au tribunal de grande instance de Paris. Ce développement favorable va dans le sens de l’action de la FIDH. Il est toutefois limité par la volonté très claire d’un pouvoir politique qui est déterminé à ce que les ressortissants français qui ont rejoint les rangs de l’Etat islamique demeurent en Irak et en Syrie, quitte à rendre pérenne le statu quo actuel. L’opinion publique n’y est d’ailleurs pas opposée.