Il y a deux Kamel Daoud. Le journaliste, incisif et sans concession, qui ne craint pas de défendre ses convictions et sa liberté de conscience – quitte à mettre en péril sa sécurité et à s’attirer les foudres de ceux qui l’accusent de caricaturer l’islam. Et l’écrivain, prix Goncourt du premier roman pour Meursault, contre-enquête, qui fait vibrer la langue française avec amour et virtuosité, même s’il a choisi de demeurer en Algérie, envers et contre tout. Envers et contre tous ?

C’est peu dire que chacune de ses chroniques au Point, au Quotidien d’Oran ou au Monde est guettée, commentée, discutée, qu’elle déchaîne les passions. Mais le journaliste et l’écrivain se rencontrent souvent. C’est le cas dans son dernier essai, Le Peintre dévorant la femme (Stock, 2018) où Daoud confronte deux visions antinomiques de la femme : le regard de Picasso et celui d’un combattant de Daech.

Dans un entretien accordé au Monde des Religions, cet homme intransigeant et entier –excessif, parfois– revient sur sa croisade contre les idéologies et les dogmes. Une croisade où le verbe est sa seule arme.

Ce qui frappe, en lisant vos écrits, c’est qu’au-delà de la vision désenchantée que vous portez sur le monde, il transparaît une inaltérable pulsion de vie, un amour du moment présent. D’où cela vous vient-il ?

Kamel Daoud Cette pulsion vient d’un manque. J’appartiens à une génération qui a été dépossédée de la vie ici-bas par deux choses : un discours religieux qui met par la vie en sursis, qui la promet pour après la mort ; et surtout, par le récit national, le poids de l’histoire de la colonisation et de la guerre d’indépendance. Le présent apparaît comme quelque chose qui n’est pas à la hauteur du passé. Ceux qui sont considérés comme vivants sont les héros de la guerre de libération. Nous sommes venus après, et en quelque sorte endettés.

Je me suis toujours senti enfermé entre ces deux mises en sursis de la vie. Quand j’étais gamin, une lecture m’a beaucoup marqué : Les Nourritures terrestres d’André Gide. Cela peut sembler un peu naïf, mais cette expression d’un désir de vivre, de « sentir le sable sous ses pieds », m’a bouleversé. J’ai toujours voulu défendre comme un droit de propriété le fait de posséder sa propre vie.

Vous avez érigé la liberté en valeur cardinale de votre existence. Comment composez-vous avec le sentiment d’angoisse qui découle de la liberté ?

Je convertis cela en valeur morale. Je veux croire qu’il y a plus de dignité à assumer la liberté, la responsabilité d’être libre, qu’à vivre dans le confort de la soumission aux groupes, aux idéologies dominantes, ou dans la soumission politique.

Kamel Daoud : « Il y a beaucoup plus de femmes opprimées dans le monde arabe qu’en Occident »
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Une autre raison, qui peut paraître simpliste, m’aide à vivre : puisque personne ne peut mourir à ma place, personne n’a le droit de vivre à ma place. Cette certitude de la solitude devant la mort me donne tous les droits. J’ai le droit de vivre ma vie comme je l’entends, sans avoir à composer outre mesure avec les idéologies, les idées ou les religions dominantes.

Précisément, vous incarnez dans les médias occidentaux la figure du résistant face aux pouvoirs établis. N’y a-t-il pas un risque de surjouer ce rôle, de tomber dans la caricature outrancière – ce qui vous est parfois reproché ?

C’est possible, mais c’est un choix qui se pose à certaines époques. Faut-il dénoncer le goulag, au risque d’être récupéré par les propagandes dites impérialistes de l’époque ? Ou faut-il le taire pour sauver le prestige du communisme ? D’autres avant moi ont vécu ce dilemme, qui m’a longtemps travaillé. Dois-je encore parler comme je l’ai toujours fait, exercer un droit et un devoir de lucidité sur mon réel, quitte à ce que mes dires soient récupérés par les extrêmes droites ? Ou dois-je me taire, fermer les yeux sur les injustices que je vois autour de moi ou que je vis personnellement ? Je ne suis pas coupable du détournement de mes propos. Je suis responsable de ma vie, de ce je dis et de mon devoir de dire les choses telles qu’elles sont. Ce n’est pas parce qu’un discours anti-islamiste peut servir un discours islamophobe que je dois me taire. Ce serait être complice.

« S’il existe, d’un côté, la fabrique du dissident à partir de figures comme la mienne, ici, au sud, il y a aussi la fabrique du traître. Entre la figure du traître et celle du dissident, il faut essayer d’exercer sa liberté. »

Que l’Occident ait besoin de figures opposantes n’est ni un vice, ni une vertu, ni une faute : on ne se représente l’autre qu’à travers soi-même. L’Occident interprète selon ses besoins, ses problématiques, ce qui est tout à fait normal. Dans ce contexte, je ne me sens pas victime. Je me sens moi-même. Et c’est en outre un jeu à double sens, puisque ce qui est dit par les intellectuels appréciés en Occident est aussi récupéré par le discours religieux dominant, ou qui essaie d’être dominant, au Maghreb. Les médias islamiques y trouvent des arguments pour leur discours sur l’effondrement moral et l’hypocrisie de l’Occident. S’il existe, d’un côté, la fabrique du dissident à partir de figures comme la mienne, ici, au sud, il y a aussi la fabrique du traître. Entre la figure du traître et celle du dissident, il faut essayer d’exercer sa liberté, et surtout de garder du plaisir à le faire.

Justement, n’êtes-vous pas un peu las de ces combats ? En d’autres termes – et je m’adresse ici davantage au chroniqueur qu’à l’écrivain – ressentez-vous encore un bonheur à faire ce métier ?

Je suis chroniqueur depuis vingt ans, mais j’ai toujours mal au ventre quand je dois écrire une chronique : est-ce que je vais être bon, le sujet va-t-il être pertinent ? Il y a un peu d’épuisement dans le sens où nous sommes dans un monde où la surmédiatisation tue l’information.

Ce que vous dites est systématiquement surinterprété, que ce soit de ce côté de la Méditerranée ou de l’autre. Vous n’avez plus droit au plaisir gratuit. Mais, croyez-moi, j’essaie de préserver ce rapport d’innocence et de jeu qu’on doit avoir avec l’écrit. Je lis ce que j’ai envie de lire, et j’écris parfois sur des sujets à ma manière, c’est-à-dire en essayant de conserver un rapport ludique et original au thème.

Qu’est-ce qui fait que vous restez en Algérie, malgré le regard sévère que vous portez sur votre pays, sans compter les menaces qui pèsent sur votre sécurité ?

C’est une question qu’on me pose souvent. Je vais peut-être tenter, un jour, d’y répondre par un livre (rires) ! On reste dans un endroit pour trois ou quatre raisons affectives et intimes. J’y reste aussi parce que l’adversité me nourrit et que le paradis, chez vous, est tout à fait ennuyeux, peut-être. J’y reste également parce que je redoute la figure de l’intellectuel exilé.

Un exilé écrit souvent sur son exil, ce qui est une manière de se suicider lentement. J’ai peur de l’exil. Il faut beaucoup de courage pour partir. J’espère ne pas être forcé à le faire. En ce moment, je relis des ouvrages d’Orhan Pamuk, tellement nourri de ce lien qu’il a avec Istanbul...

C’est la terreur de l’écrivain de quitter ce lieu qui est à la fois celui de l’adversité, mais aussi celui de la passion. On y perd beaucoup. Et puis, ici, j’ai l’impression que ma vie a du sens. Cela m’a pris beaucoup de temps d’y bâtir une maison, une vie. Je n’ai pas envie de repartir de zéro. Paradoxalement, c’est le lieu qui me permet – parce que j’en suis dépossédé quotidiennement – de défendre ma liberté. Elle me serait offerte totalement en Occident, que j’y perdrais peut-être le goût de la défendre.

Votre goût du combat ne vous donne-t-il pas envie de vous lancer en politique ?

Ce serait suicidaire. Quand le jeu est ouvert, quand on ne connaît pas la fin du film, pourquoi pas... Mais quand vous savez d’avance qui sera le seul survivant… Ce serait idiot de jouer le second rôle.

Retrouvez l’intégralité de cet entretien sur le site du Le Monde des Religions.