Sciences Po Lille

Elle s’appelle Praline. Elle a 6 ans. Et elle est partout, des affiches qui ornent le majestueux hall d’entrée à la signalétique des bureaux où l’on voit sa silhouette, en passant par les amphithéâtres lumineux où elle se glisse pendant les cours. Praline est même dans le règlement intérieur, qui a dû être modifié pour pouvoir l’accueillir. Elle est la mascotte de Sciences Po Lille. C’est le golden retriever de Virginie Caekebeke, la directrice de la communication. Un chien de chasse, donc, pour illustrer la course au sommet menée par l’IEP (Institut d’études politiques) Lille, aujourd’hui la « Sciences Po » la plus prisée, juste après celle de Paris.

En un peu plus de vingt ans, l’école s’est imposée comme l’IEP le plus recherché par les étudiants. Le concours commun aux sept IEP de province voit chaque année confirmer cette suprématie : Lille arrive en premier choix pour la majorité des étudiants depuis 2008.

Ce succès procède d’une histoire relativement courte. Dans les années d’après-guerre se manifeste la volonté politique de décentraliser l’enseignement des sciences politiques, et de créer des satellites à Sciences Po Paris. Plusieurs écoles voient le jour. Les IEP de Rennes et Lille ferment la marche, en 1991. Pierre Mauroy, ancien premier ministre et maire historique de la ville, jubile. Cette école est son atout pour imposer Lille comme capitale universitaire du nord. Pourtant, les débuts sont artisanaux. Sciences Po se greffe aux locaux de l’école de journalisme.

Programmes de soutien

Mais déjà, de grandes personnalités de l’enseignement se joignent au projet, comme Yves Luchaire, le premier directeur de l’IEP, et Christian-Marie Wallon-Leducq, professeur de sciences politiques à l’université de Lille. L’école travaille aussi son lien avec le tissu économique local. Jean-Louis Thiébault, successeur d’Yves Luchaire en 1996, permet à l’IEP, grâce à de fortes connexions dans les milieux industriels lillois, de prendre plus d’ampleur. Il multiplie les déplacements à l’étranger pour conclure des partenariats, et impose l’année de formation dans une université étrangère à ses étudiants. Entre-temps, Lille s’est rapprochée de Paris : l’inauguration de la ligne à grande vitesse, en 1993, met la métropole nordiste à une heure de la capitale.

Les grands noms de la région font également leur entrée au conseil d’administration, comme Georges Guillaume, patron du Medef Nord-Pas-de-Calais, ou l’ancien ministre Michel Delebarre, président du conseil régional et maire de Dunkerque. Leurs enfants fréquentent l’école, qui déménage dans une grande et ancienne usine de la ville, au milieu d’un quartier populaire.

Le programme PEI a ainsi permis à 30 % des élèves de l’école d’y entrer en tant que boursiers.

Cette implantation marque un tournant. Pierre Mathiot, qui prend la direction de l’école en 2007, fait de la mixité sociale le cœur de son projet. Ancien boursier, il nourrit un intérêt passionné pour le sujet. « Je vis à l’interface de deux mondes, entre ma maison lilloise et mon métier de professeur, et l’élite des cabinets ministériels parisiens. L’engagement idéologique fait partie de mon ADN, et j’ai voulu élever mes enfants à l’écart de toute compétition scolaire, dans des quartiers populaires », rapporte-t-il.

Pierre Mathiot œuvre ainsi pour que des programmes de soutien permettent à des élèves défavorisés de passer le concours commun aux IEP de province. Le programme PEI a ainsi permis à 30 % des élèves de l’école d’y entrer en tant que boursiers. Un système d’accompagnement des lycéens qui a essaimé dans six autres IEP de région. Et une expertise que l’actuel ministre de l’éducation nationale, Jean-Michel Blanquer, souhaite mettre à profit : il vient de confier à Pierre Mathiot une mission « dont l’objectif est d’apporter une vision globale de ce que doit être la politique territoriale de l’éducation nationale, dans un double objectif d’élévation générale du niveau des élèves et de justice sociale ».

Le lien entre l’ancien recteur sous la présidence de Nicolas Sarkozy et le politologue ancré à gauche s’est noué à Sciences Po Lille où les deux hommes, alors jeunes professeurs, se sont côtoyés. D’autres figures de la vie publique y ont fait leurs armes, côté étudiants.

Barbara Pompili, députée de la Somme et ancienne Secrétaire d’Etat à la biodiversité sous le quinquennat de François Hollande, garde de son passage à Sciences Po Lille dont elle est sortie en 1997, le souvenir d’un enseignement « qui nous poussait à réfléchir, à faire marcher notre intelligence. On nous a appris à penser plus qu’à apprendre par cœur, et je trouve que c’est une excellente approche pédagogique que l’on devrait mettre en place dans les écoles de la république ! », raconte l’élue EELV.

Montée en puissance

Johanna Rolland, l’actuelle maire (PS) de Nantes, est elle aussi passée sur les bancs de l’école lilloise, dont elle a été diplômée en 2001. Outre la qualité des professeurs et la gaieté de la vie lilloise, sa césure au service culturel de l’ambassade de France de Johannesburg et son expérience au sein d’une ONG locale marquera le reste de son engagement professionnel.

Les années Mathiot correspondent à la montée en puissance de l’IEP. Après une campagne acharnée, à laquelle était opposé le directeur en place, Pierre Mathiot a été élu en 2007 à la tête de l’IEP. Il deviendra peu à peu l’emblématique directeur de l’école, celui que l’on compare alors facilement au charismatique Richard Descoing, le défunt patron de Sciences Po Paris.

Entre eux, c’est le feu sous la glace : Mathiot n’hésite pas « à montrer les muscles » lorsque sont réunis tous les directeurs d’IEP. « Je ne suis pas suiviste, et nous avons mené un combat médiatique pour stabiliser l’école », se souvient-il. Au fil du temps, le style Mathiot, décontracté et chaleureux, est devenu le style de l’école.

« Un bon étudiant, c’est un étudiant qui lit, qui réfléchit. Il faut faire baisser la pression sur le classement, créer une sorte d’abbaye de Thélème ! » Philippe Darriulat, professeur d’histoire

C’est son adjoint, Benoît Lengaigne, qui lui succède en 2015. Il s’attelle au déménagement de l’école : les locaux peinent alors à accueillir les 1 800 étudiants attirés par l’IEP Lille. Fin 2016, l’école s’installe en centre-ville, au sein de l’ancienne faculté de droit, qui retrouve ainsi « sa fonction initiale », comme le souligne Etienne Peyrat, jeune normalien parisien qui a choisi Lille pour enseigner l’histoire. Dix mille mètres carrés, 23 millions d’euros de travaux, une architecture tout en lumière et en fluidité, des amphithéâtres protégés par un fin moucharabieh métallique, une bibliothèque indépendante, « tiers-lieu » qui tient autant de la start-up que de la galerie d’art contemporain. Située entre une synagogue et un temple protestant, et à une centaine de mètres du beffroi de l’hôtel de ville, l’IEP lilloise s’est fait une belle place au cœur de la cité nordiste.

Les élèves découvrent leur nouveau bâtiment en janvier 2017. Ils investissent des salles de classe aux dimensions plus intimes, et testent les chaises à roulettes à pupitre intégré. La configuration des cours se fait ainsi plus diverse, au gré des envies des professeurs. Philippe Darriulat, professeur d’histoire, ancien leader du mouvement étudiant de décembre 1986, y voit la liberté d’enseigner à ses étudiants une nouvelle façon d’apprendre : « Un bon étudiant, c’est un étudiant qui lit, qui réfléchit. Il faut faire baisser la pression sur le classement, créer une sorte d’abbaye de Thélème ! », raconte t-il avec passion.

Le nouveau Sciences Po Lille en quelques images....
Durée : 00:53

La dimension presque « familiale » de l’école, où enseignants et étudiants vivent ensemble et partagent les mêmes étages, a permis la mise en place d’un modèle de réussite différent de celui de Paris. Une montée en puissance que son directeur, Benoît Lengaigne, explique par « l’alchimie entre la pluridisciplinarité et la liberté de ton. Ce que nous apportons à nos élèves, c’est une ouverture sur le monde et une appréhension globale du fait contemporain ». Quant aux enseignants, « nous leur laissons les clés du camion, a eux d’en faire bon usage », sourit Benoît Lengaigne.

« Sur prescription »

Ainsi Catherine Duchêne, médecin et spécialiste des questions de santé publique, a-t-elle mis en place la rédaction et la publication, aux éditions Dunod, de plusieurs ouvrages réalisés par ses élèves sur des questions touchant à l’actualité. Aurore Pereira, élève en 4année, s’est penchée l’an dernier sur la polémique de la campagne de publicité contre le VIH mettant en scène des couples d’hommes. En fin d’année, d’autres étudiants participeront à « Livres sur prescription », une émission de débat organisée par Catherine Duchêne et diffusée sur France Culture.

Pourtant, cet agrégé d’économie passera la main le 28 février 2019, pour « raisons personnelles ». « Je suis arrivé à Sciences Po Lille en 2008, je la dirige depuis 2015, c’est la fin d’un cycle, mais cela ne veut pas dire que je quitte le navire ! », assure-t-il. Un navire qui peut aujourd’hui se targuer de concurrencer sa prestigieuse cousine parisienne lors des concours hypersélectifs de l’ENA (trois admis l’an dernier) ou de l’agrégation de sciences sociales.