Des membres du Mouvement islamique du Nigeria manifestent pour la libération de leur leader, Ibrahim Zakzaky, en janvier 2018, à Abuja. / Afolabi Sotunde / REUTERS

Un pion de l’Iran, chef d’un groupe radical d’obédience chiite, croupit quelque part en prison depuis près de trois ans au Nigeria. En ce début novembre, ses partisans recomptent leurs morts, tombés sous les balles des forces de sécurité : 45 en deux jours, selon Amnesty International, 120 blessés et des centaines d’autres arrêtés pour avoir demandé la libération de leur guide spirituel dans les rues d’Abuja, la capitale fédérale, et dans les environs. Même si le Mouvement islamique du Nigeria (MIN) d’Ibrahim Zakzaky fait régulièrement entendre sa voix depuis trente ans, cette fois, nombreux sont ceux qui craignent que la frange la plus éruptive glisse vers la lutte armée.

L’imam Zakzaky, 65 ans, est toujours en détention, au secret. Il a été arrêté en décembre 2015 dans son fief de Zaria (nord), accusé d’avoir fomenté un attentat contre le chef d’état-major des armées, dont le convoi avait été bloqué. L’armée a riposté, tiré et tué plus de 300 membres du mouvement, avant d’interpeller le leader chiite, lui-même blessé, et de le faire disparaître, sans doute dans les geôles des services secrets, dont il n’a été publiquement sorti qu’à deux reprises. De quoi susciter des protestations de Téhéran.

« Ne pas répéter les erreurs du passé »

Cette brutalité à l’égard du mouvement de Zakzaky inquiète certains analystes et responsables, qui redoutent une évolution à la Boko Haram, secte islamiste qui s’est muée en un groupe djihadiste armé parmi les plus meurtriers au monde à la suite de l’assassinat de son fondateur, le prêcheur d’inspiration salafiste Mohamed Yusuf, à Maiduguri (nord-est), par la police nigériane en décembre 2009. Premier dignitaire religieux musulman du pays, le sultan de Sokoto (nord-ouest), un temps menacé par les sbires fanatiques de Zakzaky, avait appelé les autorités à la « retenue », en décembre 2015, pour « ne pas répéter les erreurs » du passé.

Fin octobre 2018, des affrontements entre la police nigériane et des membres du Mouvement islamique du Nigeria ont fait 45 morts à Abuja et dans les environs, selon Amnesty International. / AFP

« Le traitement réservé à la minorité chiite par le Nigeria rappelle celui réservé à Boko Haram, constate John Campbell, ancien ambassadeur des Etats-Unis au Nigeria (2004-2007), désormais chercheur au sein du think tank Council on Foreign Relations. Les deux mouvements considèrent l’Etat séculaire comme le diable, veulent un Etat islamique régi par la charia et souhaitent mettre un terme à l’influence occidentale, notamment en matière d’éducation. Tous deux veulent aussi en finir avec l’élite traditionnelle, politique et religieuse du nord du pays. »

La comparaison entre les deux leaders populistes du nord du Nigeria s’arrête là. Certes, Mohammed Yusuf a pu s’inspirer de la pensée de l’imam Zakzaky dans leur lutte commune pour l’instauration de la charia. Mais c’était avant de faire volte-face et de constater l’impossibilité d’établir un système théocratique sans faire exploser les institutions fédérales. Aujourd’hui, entre l’épigone du théologien salafiste du XIIIe siècle Ibn Taymiyya et l’adorateur prosélyte de la révolution islamique de l’ayatollah Khomeiny, les visions s’opposent. Si la doctrine de Boko Haram est pétrie d’un salafisme djihadiste meurtrier abhorrant les chiites, considérés comme « impies », le MIN, soutenu à bout de bras par l’Iran, a pour l’instant renoncé à une violence armée revendiquée.

L’homme de Téhéran

L’histoire du MIN est une saga chiite unique sur le continent. Une histoire qui doit tout à son imam, un étudiant en économie assez en pointe du militantisme universitaire pour se faire renvoyer. Plutôt sensible dans sa jeunesse à la pensée des Frères musulmans, Ibrahim Zakzaky embrasse le chiisme après la révolution islamique de 1979 et, de retour d’un voyage en Iran, œuvre à diffuser la pensée de Khomeiny dans sa région, l’une des plus pauvres du pays. Non sans une certaine habileté, il ravive ce courant de l’islam introduit au XIe siècle au Nigeria, pays très majoritairement sunnite, en tirant profit des soubresauts politiques et des difficultés économiques pour séduire une partie de la jeunesse en mal d’espoir. Dans ce nord du Nigeria perméable aux ingérences religieuses et « humanitaires » des puissances sunnites, où s’épanouissent une myriade de mouvements et de sectes islamistes voire millénaristes, il devient l’homme de Téhéran.

L’imam Ibrahim Zakzaky en 2001, dans son fief de Zaria, dans le nord du Nigeria. / AFP

Ses prêches populistes contre la dictature militaire lui valent des séjours réguliers en prison dès les années 1980, ce qui lui confère une certaine aura. D’autant que sur le bouillonnant marché du religieux, il apporte une nouvelle offre : des bourses d’études à Qom, épicentre iranien de formation théologique et alternative alléchante à Tripoli, Médine, Khartoum, Le Caire et Kampala… D’autres partent étudier dans des instituts privés financés par le régime iranien dans la région, où les cours sont dispensés en arabe et non en persan. Bien que décrié voire méprisé par l’élite sunnite du nord, son mouvement distribue des dons grâce aux aides de son parrain et attire des centaines de milliers puis des millions de fidèles.

« Zakzaky n’a jamais opéré au sein des réseaux de patronage des Etats ou du gouvernement fédéral. Il reste une figure charismatique, disposant de nombreux partisans, capable de faire sortir des milliers de personnes dans la rue pour des manifestations et pour la célébration des grandes fêtes chiites », relève la chercheuse Susan O’Brien, de l’université de Floride, dans un article paru dans la revue Politique africaine (n° 106). Le MIN s’est fait une spécialité de provoquer des émeutes et des affrontements mortels avec les forces de sécurité ou les partisans de leaders sunnites du nord.

L’imam Zakzaky appelle régulièrement à s’en prendre à la présence américaine et israélienne, deux pays dont les drapeaux sont brûlés par ses adeptes sur la place publique. Mais sa cible prioritaire reste l’Etat central nigérian et les membres de l’élite politico-religieuse du nord, considérés comme des supplétifs. Il a d’ailleurs constitué autour de lui une quasi-milice de jeunes prêts à le protéger et à en découdre. Certains sont même soupçonnés d’être les assassins de religieux sunnites du nord, comme à Sokoto au milieu des années 2000. L’imam Zakzaky dément, poursuit ses prêches belliqueux diffusés en boucle sur les médias du mouvement et ne se montre que rarement.

Buhari refuse tout dialogue

Face à la répression qui s’abat sur son principal instrument d’influence en Afrique de l’Ouest, l’Iran peine à faire entendre sa voix. La politique africaine de Téhéran s’est étiolée avec l’interception, en 2010 au Nigeria, d’un navire chargé d’armes destinées à la Gambie, en violation de l’embargo. Plus récemment, plusieurs pays africains, dont son ancien allié privilégié, le Soudan, ont rompu leurs relations diplomatiques avec l’Iran. Ils se sont ralliés à la coalition arabe sunnite à la tête de laquelle l’Arabie saoudite, généreuse pour financer le wahhabisme en Afrique, mène la guerre au Yémen. En mai, le Maroc a adopté la même stratégie, affirmant détenir des preuves de l’implication de l’Iran dans l’armement du Polisario.

Des enfants membres du Mouvement islamique du Nigeria, un groupe chiite, défilent à Abuja, en avril 2018. / Afolabi Sotunde / REUTERS

Aujourd’hui, le « pion » de Téhéran, qui rêvait d’instaurer une « république islamique » au Nigeria, n’a d’autre choix que de jouer le martyre opprimé par Abuja. Le vieux guide spirituel est maintenu en détention – avec son épouse – depuis trois ans, malgré une décision judiciaire fédérale ordonnant sa libération en 2016. L’ire de ses millions de disciples déterminés à obtenir sa libération suscite autant d’inquiétudes que la violence systématique exercée par les forces de sécurité, qui risque d’accélérer la radicalisation du mouvement.

« La plupart de ces gens n’ont rien d’islamique et il n’y a rien d’islamique dans leur démarche », a déclaré un haut responsable de la police nigériane, tandis que l’armée se réfère au président américain, Donald Trump, cité sur Twitter, pour justifier le recours à la force. Paradoxalement, c’est l’ambassade des Etats-Unis au Nigeria, cet « ennemi » de l’Iran que Zakzaky appelait à combattre, qui réclame aujourd’hui une « enquête approfondie » du gouvernement.

Le pouvoir du président Muhammadu Buhari, qui briguera un second mandat lors des élections générales de février 2019, risque de sortir un peu plus fragilisé par cette politique qui ajoute une strate de violence dans un pays où se déroulent déjà plusieurs conflits. Il se refuse pour l’instant à tout dialogue avec ce mouvement considéré comme une menace sécuritaire, politique et religieuse.