Magnus Carlsen (à gauche) et Fabiano Caruana, jeudi 8 novembre, lors de la présentation de leur match de championnat du monde qui se déroulera à Londres du 9 au 28 novembre. / BEN STANSALL / AFP

Champion du monde d’échecs depuis 2013, le Norvégien Magnus Carlsen remet son titre en jeu du 9 au 28 novembre à Londres dans un match en douze parties. Et il sera confronté à un défi psychologique inédit : affronter un joueur plus jeune que lui en la personne de l’Américain Fabiano Caruana (qui a aussi la nationalité italienne).

Carlsen, longtemps présenté comme le petit Mozart des échecs, aura 28 ans à la fin du mois. L’image de l’adolescent de 13 ans qui tenait tête en 2004 à l’impressionnant Garry Kasparov lors d’une partie devenue quasiment mythique est, désormais, reléguée loin derrière lui. Mozart a vieilli. Son visage a beau conserver quelques traits un peu poupins, le Norvégien n’est plus ce petit prodige devant lequel tout le monde se pâme, mais un homme. Un homme que les jeunes pousses n’hésiteront pas à abattre et Fabiano Caruana, 26 ans depuis cet été, est le premier à tenter sa chance.

Pour l’Américain, lui-même ancien petit génie – quoique moins précoce –, 2018 a constitué une année dorée. Elle avait cependant mal commencé avec une piteuse 11e place au tournoi de Wijk-aan-Zee (Pays-Bas), sorte de Roland-Garros du circuit échiquéen, remporté à l’arraché par Carlsen. Mais ensuite Caruana n’a pour ainsi dire pas cessé de briller : en mars, il gagnait avec maîtrise le tournoi des candidats à la couronne mondiale devant le gratin des échecs ; en avril, il finissait premier (devant le Norvégien) du Grenke Chess Classic (disputé en Allemagne) ; en juin, il récidivait en décrochant la victoire finale du Norway Chess, toujours devant Carlsen et sur les terres de celui-ci ; en août, enfin, il terminait premier ex aequo – avec Carlsen et l’Arménien Levon Aronian – de la Coupe Sinquefield qui se jouait à Saint-Louis (Missouri), ville où il réside. Seul bémol de 2018 pour Caruana, n’avoir fini que deuxième au championnat des Etats-Unis, remporté par l’outsideur Samuel Shankland.

Un moteur qui se dérègle

Au terme de cette saison presque parfaite, l’Américain talonne le champion du monde au classement de la Fédération internationale des échecs, les deux hommes n’étant séparés que par trois points. Ce minuscule écart traduit autant la forme de Caruana que l’arrêt, au moins temporaire, de la domination du haut niveau par Carlsen. Le Norvégien n’a, certes, pas connu une saison catastrophique, ayant, en plus de Wijk-aan-Zee et de la Coupe Sinquefield, triomphé au mémorial Gashimov (joué en Azerbaïdjan). Mais il a subi quelques ratés, comme un moteur qui se dérègle. En témoigne, par exemple, un résultat assez moyen lors de la Coupe d’Europe des clubs, où il n’a remporté qu’une seule victoire et accumulé les parties nulles.

La partie la plus emblématique de cette année 2018 compliquée, Carlsen l’a disputée lors de la Coupe Sinquefield face à… Fabiano Caruana. Avec les pièces blanches, le champion du monde était en train de pousser son adversaire dans les cordes, l’Américain ayant dû battre en retraite et rassembler la plupart de ses pièces dans le coin de son roi. Magnus Carlsen se savait – ou du moins se voyait – gagnant. Lui qui est réputé pour ne rater que très rarement les bons coups et pour resserrer inéluctablement l’étreinte, avec une patience qui confine à la cruauté, a manqué une manœuvre qui lui aurait permis de faire monter la pression encore davantage et probablement de faire craquer Caruana… Un loupé d’autant plus inexplicable que son intuition lui soufflait le bon coup à l’oreille, comme Carlsen le révéla aussitôt après la partie. Au lieu de cela, le Norvégien dut, devant la défense obstinée de Caruana, se résoudre à une nulle par répétition de la position.

Même si le challenger a un bilan assez mauvais face à Carlsen, ce dernier ne part que très légèrement favori pour ce match. Plaident pour lui son expérience de ce type de rencontre – il a déjà disputé et remporté trois championnats du monde alors que son adversaire est novice en la matière – et son immense talent naturel. Même moins dominateur, il reste le joueur le plus doué de la décennie.

Caruana, un monstre de travail

Interrogé en 2014 par le site Slate, Fabiano Caruana disait ceci de celui qu’il va affronter pendant un mois : « Il y a des positions où vous ne pouvez pas rivaliser avec lui. Dans certaines structures de pion, il joue juste comme une machine. Il y a des ouvertures où je me dis : “Je ne peux pas jouer comme ça.” Mais bon, dans certaines positions, il n’est pas aussi à l’aise. Comme n’importe quel joueur, il peut aussi manquer de confiance. »

La phrase résume ce que sont les échecs professionnels : explorer, analyser le répertoire et le style de jeu de son opposant pour l’emmener hors de sa zone de confort, dans une position où il s’exprimera le moins bien. Or, à ce jeu de décorticage du style adverse, Fabiano Caruana, qui est décrit comme un monstre de travail, a sans doute l’avantage sur Carlsen, lequel n’a jamais eu la passion des ouvertures.

En 2000, ayant décidé d’étouffer la maestria combinatoire du champion du monde de l’époque, Garry Kasparov, son compatriote Vladimir Kramnik avait sélectionné des ouvertures où les dames des deux camps, pièces les plus puissantes du jeu, étaient rapidement échangées. A sec de carburant pour lancer ses fameuses attaques flamboyantes, Kasparov s’était épuisé à taper contre un mur et avait lâché sa couronne mondiale sans gagner une seule partie. Ce match, qui avait vu la fin d’un règne impérial, se tenait déjà à Londres. Magnus Carlsen est prévenu.