(FILES) - A picture of a post card released by the Historial de Peronne, Museum of WW1, shows French artillery soldiers with a 75 mm cannon in 1914 during the First World War. Fighter aircraft, tanks, submarines, heavy artillery: the horrors of warfare between 1914 and 1918 were a crucible for deadly technological innovation, including the poison gas that came to symbolise the barbarity of the conflict. / AFP / Historial de Péronne / - / - / AFP

A l’invitation d’Emmanuel Macron, une soixantaine de dirigeants sont reçus, dimanche 11 novembre, à l’Elysée, pour commémorer le centenaire de la fin de la Première guerre mondiale. Quel sens donner à ces célébrations, dans le contexte européen actuel ? L’historien Rémi Dalisson, auteur notamment de 11 novembre, du souvenir à la mémoire (éditions Armand Colin) et de Histoire de la mémoire de la Grande guerre (éd. Soteca), revient sur la transmission de cette mémoire et ses enjeux.

On célèbre aujourd’hui le centenaire de l’armistice de 1918. Cent ans après la fin de la Première guerre mondiale, quel est le rôle des commémorations ?

La France est un pays qui adore les commémorations ! Dès la Révolution française, la Constitution de 1791 a assigné un rôle pédagogique et civique à ces célébrations. Il s’agissait de montrer la puissance de la République et d’inculquer ses valeurs.

Depuis cette période est ancrée l’idée d’utiliser la fête pour forger les républicains. Et c’est encore le cas aujourd’hui. En France, il existe par exemple une Mission aux commémorations nationales qui assigne toujours les mêmes fonctions civiques aux fêtes.

Dix ans après la disparition du dernier poilu, y a-t-il un risque que le souvenir de la guerre s’efface, en l’absence de témoins ? Qu’est-ce que cette absence change pour le travail des historiens ?

En 2008, à la mort de Lazare Ponticelli, tout le monde a, en effet, eu peur que la mémoire s’efface. En réalité, on a basculé dans une autre phase. Nous avons quitté le temps de la mémoire pour entrer dans le temps de l’histoire. La mémoire n’est finalement qu’une dimension du travail historique qui s’appuie non seulement sur elle, mais aussi sur d’autres méthodes pour aider à la compréhension du passé.

La célébration du centenaire a été l’occasion de constater à quel point l’histoire de la Grande guerre passionne toujours les Français. Malgré la disparition des acteurs du conflit, la mémoire reste vive, comme en témoigne la grande collecte organisée en 2014, au cours de laquelle les Français étaient invités à présenter leurs souvenirs familiaux pour participer à l’élaboration d’une grande base de données numérique. Plus de six mille projets ont été labellisés par le centenaire, de nature variée : des expositions, comme celle dont je suis le commissaire à Rouen, des spectacles dans les écoles, des manifestations diverses... Tout ceci a permis de constater que la demande de mémoire et d’histoire venait de la base, des Français.

Comment expliquer que les Français conservent un attachement si vif à cette période de l’histoire ?

Cela s’explique par plusieurs raisons. La Première guerre mondiale est un conflit qui a touché toutes les familles françaises, y compris dans les colonies d’alors, qui ont fourni 600 000 soldats sur 8 million de Français mobilisés. C’est par ailleurs la dernière guerre gagnée par la France avec une armée de conscription, ce qui lui donne une dimension symbolique. Enfin, les historiens travaillent beaucoup sur cette période, qui a suscité ces dernières années un regain d’intérêt, dans plusieurs champs des arts comme le cinéma ou la bande dessinée.

Des recensements numériques ont été réalisés, permettant notamment de retracer les histoires individuelles des poilus, comme en témoigne le projet « Mémoire des hommes », qui a permis de recenser les fiches individuelles des soldats morts pour la France. Ces contributions relancent les recherches historiques, et permettent d’ouvrir de nouveaux champs d’études, au plus près des combattants. Les archives familiales permettent également d’aborder la guerre sous le prisme de l’intime.

Enfin, ces bases de données permettent de faire des comparaisons internationales, puisque la Première guerre mondiale n’a pas concerné seulement la France, mais de nombreux autres pays comme son nom l’indique.

Comment, au niveau européen, se construit une mémoire commune ? Le centenaire a-t-il été l’occasion d’oeuvrer pour une histoire collective ?

Depuis trente ou quarante ans, les commémorations de la guerre de 14-18 sont l’occasion de célébrer la paix et l’Europe, d’autant plus facilement que cette guerre est fondatrice de la construction européenne telle qu’elle existe aujourd’hui. Le centenaire a relancé cette pédagogie de la paix, qui était, dès 1922, au coeur des commémorations voulues par les poilus.

Au niveau européen, on constate cependant aujourd’hui que les mémoires de la guerre divergent. Il existe une mémoire des vainqueurs et une mémoire des vaincus. En Allemagne, il y a encore peu de temps, on parlait très peu de cette période. Plusieurs raisons l’expliquent : d’abord c’est une défaite, ensuite Hitler a instrumentalisé complètement cette période, et enfin cette guerre a été en quelque sorte effacée par la mémoire traumatique de la Seconde guerre mondiale.

Dans les Balkans, la mémoire est encore très conflictuelle, et dans de nombreux pays elle se heurte à l’essor inquiétant des nationalismes. La Hongrie refuse par exemple de reconnaître le traité de Trianon (qui consacra la partition du pays), un texte qui a près de cent ans.

Les populismes se reconnaissent à leur manière d’instrumentaliser la mémoire. Ils ne sont pas dans l’histoire. Face à cela, la Commission européenne rame à contre-courant.

Est-il important que l’Etat se positionne sur les événements du passé ?

Il me semble que ce n’est pas vraiment le rôle de l’Etat d’intervenir dans le débat historique. Il peut être considéré comme légitime que le gouvernement se positionne, dans certains cas, sur l’attitude qu’a eue la France par le passé. L’Etat assure aussi une politique de commémoration, de manière indépendante, ou en relation avec les historiens - c’est l’avantage des démocraties. Mais la position officielle d’un gouvernement ne doit pas avoir de valeur prescriptive sur la recherche historique. L’Etat a bien entendu un rôle à jouer dans la perpétuation d’une mémoire collective, mais il ne doit surtout pas entraver le travail historique.

On se souvient du tollé provoqué en 2005 par Nicolas Sarkozy qui souhaitait une loi sur la colonisation, heureusement retirée depuis. Les lois mémorielles, au nombre de quatre aujourd’hui, sont d’ailleurs une spécificité française.

Dans sa dernière leçon à ses étudiants de la Sorbonne, l’historien Antoine Prost mettait en garde contre le devoir de mémoire qui « ne fait pas l’histoire ». Il estimait que « les commémorations peuvent mettre à mal le travail historique », en laissant l’émotion prendre le pas sur le travail historique. Comment les deux s’articulent-ils ?

Antoine Prost, qui fut un de mes maîtres, a bien raison : trop de commémorations tuent la commémoration ! Et il faut bien insister sur le fait que les commémorations se rattachent à la mémoire, donc au registre de l’émotion, de la subjectivité, et non pas à l’histoire, qu’elles se contentent de nourrir. D’où l’importance de commémorations historicisées. Il faut se méfier de l’émotion en histoire.