Le centre pénitentiaire de Borgo (Haute-Corse), où le détenu Morad Akaouch a attaqué deux surveillants au couteau le 19 janvier. / STEPHAN AGOSTINI / AFP

L’administration pénitentiaire a-t-elle tenté de dissimuler une attaque à caractère terroriste contre deux de ses agents, le 19 janvier, dans l’enceinte du centre pénitentiaire de Borgo (Haute-Corse) ?

Ce jour-là, deux surveillants sont grièvement blessés à coups de couteau avant l’intervention de détenus et d’autres gardiens de prison, qui parviennent à maîtriser Morad Akaouch, 28 ans. Originaire de Porto-Vecchio (Corse-du-Sud) et condamné à huit ans de prison pour le meurtre d’un homme lors d’une rixe d’après-boire en 2012, ce détenu aurait – selon les témoignages recueillis sur place – poignardé les deux fonctionnaires en criant « Allah Ahkbar » à plusieurs reprises après s’être couvert d’un drapeau palestinien.

L’attaque survient huit jours après l’agression de trois surveillants de la prison de Vendin-le-Vieil (Pas-de-Calais) à coups de ciseaux par Christian Ganczarski, un islamiste allemand vétéran du djihad international.

Le mouvement de protestation national des gardiens de prison gagne la Corse, jusque-là épargnée. Dans un climat extrêmement tendu, la ministre de la justice, Nicole Belloubet, accomplit une visite éclair à Borgo – elle y sera huée par les surveillants.

« Signaux forts »

Morad Akaouch, lui, est immédiatement transféré au centre de détention des Baumettes, à Marseille, après avoir été mis en examen pour tentative d’assassinat sans que la qualification d’acte terroriste ne soit retenue « en l’absence de tout élément validant cette hypothèse », indique alors Caroline Tharot, procureure de la République à Bastia. « Il n’y a pas eu de faille », renchérit Patrick Mounaud, le directeur interrégional de l’administration pénitentiaire de la région Provence-Alpes-Côte d’Azur (PACA)/Corse.

Mais des documents jettent un jour nouveau sur les événements. Car Morad Akaouch, considéré comme un détenu particulièrement récalcitrant, avait fait l’objet de plusieurs signalements pour une possible radicalisation islamiste dès 2014.

« Les observations, prévient la directrice adjointe de la prison de Borgo le 21 août 2014 dans une lettre adressée à sa hiérarchie, indiquent qu’AKAOUCH Morad lit assidûment le Coran, qu’il prie toute la journée dans sa cellule, autant d’indicateurs à prendre en considération pour évaluer un phénomène de radicalisation ».

Tout au long de sa détention, les surveillants eux-mêmes n’ont cessé de documenter les « signaux forts » que l’administration leur enseigne à détecter pour prévenir tout phénomène de radicalisation. Révocation de parloirs accordés à des proches de sexe féminin, isolement, lecture compulsive du Coran, port d’une barbe fournie et de cheveux ras : entre 2016 et début janvier 2018, quelques jours avant l’agression, pas moins d’une dizaine d’observations sont ainsi dûment consignées dans le logiciel Genesis, qui retrace le parcours de chaque détenu. Sans suite.

Un prisonnier modèle strictement encadré

Le transfert et l’incarcération de Morad Akaouch aux Baumettes après l’agression fait lui aussi l’objet d’une note confidentielle du délégué local à la prévention de la radicalisation. « Les membres de l’escorte, écrit-il, ont déclaré au personnel que lors du voyage en hélicoptère entre Corse et Continent, il [Morad Akaouch] effectuait la prière en souhaitant que le moyen de transport se crashe ». La note évoque également les tentatives répétées de Morad Akaouch pour gagner à sa cause plusieurs de ses codétenus.

« L’histoire de Morad est celle d’une radicalisation qui aurait pu être évitée si elle avait été prise en compte à temps, avance, sous couvert d’anonymat, un proche du jeune homme, comme lui originaire du quartier populaire de Pifano, à Porto-Vecchio. Il n’a jamais accepté une peine si lourde pour une bagarre qui a mal tourné et il s’est progressivement enfermé dans un monde qui n’était pas le sien ».

Dorénavant placé en quartier d’isolement aux Baumettes, Morad Akaouch n’a plus fait parler de lui. Le jeune homme, dont la carrière de footballeur professionnel avait tourné court en raison d’une blessure au dos, est considéré comme un prisonnier modèle même si ses déplacements restent strictement encadrés par des « équipes locales d’intervention » équipées de casques et de protections corporelles. « Il ne s’est jamais montré agressif, ne se fait pas remarquer et se tient particulièrement tranquille », souligne Catherine Forzi, déléguée FO-Pénitentiaire de la prison marseillaise.

« Omerta hiérarchique »

A Borgo, ses collègues attendent toujours la création d’un quartier d’évaluation de la radicalisation, la livraison de gilets pare-coups où l’installation de portes « passe-menottes » réclamés après la double agression de janvier.

« Nous avons déjà créé cinq postes supplémentaires et apporté des évolutions à nos dispositifs de sécurité internes », assure Fabrice Bels, le directeur du centre pénitentiaire corse.

Mais les agents de la prison corse persistent, eux, à dénoncer une « omerta hiérarchique ». « Nous demandons juste d’être avisés par l’administration de la situation de certains détenus, explique Stéphane Canuti, délégué FO-Pénitentiaire au centre de détention de Borgo. Sans cela, nous ne pourrons ni anticiper ni éviter les drames comme celui de janvier. »

Un manque de communication qui s’étend aux services judiciaires : contactée par Le Monde, Mme Tharot a affirmé n’avoir « jamais été avisée des signalements pour radicalisation émis par l’administration pénitentiaire ».