Alex Thompson sur son bateau « Hugo Boss » avant l’arrivée à Pointe-à-Pitre, le 16 novembre 2018 / LOIC VENANCE / AFP

Le lexique de la Route du rhum, dont la 11e édition sera définitivement marquée par l’inattendu, possède une puissance évocatrice inégalée que nourrissent les simples énoncés de Tête aux cochons jusqu’au si symbolique Tête à l’Anglais, juge de paix lors du contournement de l’île.

D’ailleurs jamais si bien nommée que ce vendredi matin, au moment de l’arrivée des monocoques, Alex Thomson s’échouant à quelques encablures de cette fameuse « Tête à l’Anglais », a évité de justesse les plaisanteries douteuses, précisément dans la baie de la Grande Vigie, alors qu’il avait course gagnée à environ 70 milles de l’arrivée au terme d’une transatlantique jusque-là maîtrisée à la perfection. Le skippeur possédait il y a deux jours 200 milles d’avance sur les poursuivants Paul Meilhat et Yann Eliès.

Le Gallois, à bord de son Imoca Hugo Boss, filait ainsi à 18 nœuds de moyenne dans la nuit noire, cap à la côte, quand il s’est endormi. Jamais une victoire n’aura tenu à une pile de montre. La morale de cette mésaventure, c’est qu’il faut réhabiliter le réveil à remontoir et à double cloche en cuivre dans une assiette pleine de pièces ou alors faire appel à un exorciste, Thomson étant quand même fortement marqué par la déveine (la casse de son foil tribord dans le dernier Vendée Globe l’avait condamné à une deuxième place) : « Ma montre-alarme [qui donne aussi des impulsions électriques] n’a pas sonné. Le temps que je me réveille, j’étais déjà à la côte… » Et de sortir de sa poche, au ponton, devant un public admiratif et consterné par tant de malchance… un morceau de rocher.

Moteur en marche

Un bateau à 18 nœuds contre une falaise tient du choc en voiture contre une pile de pont. Son équipe à terre voit inexorablement la trace faite sur l’ordinateur fondre vers la terre. La catastrophe est inévitable. Son téléphone satellitaire sonne. Thomson dort comme une souche : « Je me suis dit que je pouvais dormir, tout allait bien », a-t-il eu la force de sourire.

Le bateau, c’est sûr, va se fracasser dans les minutes mais à l’approche de la côte, le « dévent » ralentit fortement Hugo Boss, sauvant le marin et son bateau qui va (vont) mourir dans les cailloux. « Je reconnais que j’ai eu de la chance », dira t-il plus tard. Thomson s’en sort en effet miraculeusement, l’étrave à l’œil nu juste fissurée. Si les dégâts ne semblent pas impressionnants de l’extérieur, à l’intérieur le bateau ne fait pas d’eau. Il faudra le gruter pour en faire un premier bilan.

Mais voilà, pour se déséchouer, Thomson doit faire sauter les plombs de mettre son moteur en route : marche arrière toute. Il alerte alors la direction de course qu’il vient de briser un tabou et en sait déjà le prix. Le jury international, la mort dans l’âme, lui infligera une pénalité de vingt-quatre heures : « Nous n’avons pas souhaité le disqualifier pour la mise en route du moteur compte tenu des circonstances atténuantes. On s’est serré la main à bord. Il a été d’une sportivité exemplaire. Il a reconnu avoir fait une grosse connerie », confiait Georges Priol, le président du jury, composé de deux Français, deux Anglais et un Allemand. Son temps est donc de 12 jours et 23 heures.

« J’ai démontré que j’étais le plus rapide »

La ligne franchie, Thomson n’a pas un regard pour les bateaux suiveurs. Il affale et fait route quelques minutes plus tard vers le ponton. Par quelle sorcellerie Thomson a t-il retrouvé ses dents du bonheur et cette grâce rieuse ? Il explique qu’il accepte la sanction, qu’elle est juste. Meilhat, dit-il, fera un beau vainqueur (la victoire finale se jouant en Meilhat et Eliès, attendus cette nuit, ndlr).

Thomson n’a pas attribué ses tourments au destin. La loi du sport s’est abattue sur lui. Il n’accuse personne, sauf lui-même. Il a des regrets plutôt que des remords. Il est droit, d’une classe folle. Il est incroyable et splendide. Il accueille avec modestie les applaudissements. On dirait une séquence sortie d’un film « d’actualités ». L’élégance d’un autre temps.

Ses propos sont limpides et d’une finesse toute britannique. Il sait qu’il a ruiné toute possibilité d’inscrire son nom au palmarès. Il a face à lui un public d’incrédules, qui en a la gorge nouée d’émotion. Dans deux minutes, il pourrait s’apprêter à les consoler. C’est le monde à l’envers. Un homme qui s’encastre dans une muraille comme s’il voulait creuser une galerie souterraine, vient de donner une leçon de savoir-vivre, de réconfort ; aucune plainte, aucune amertume, du moins évoquée en public, lâchant alors en français : « C’est la vie ! »

Puis, jamais sans se départir de ce large sourire, le marin se permet de préciser, à toutes fins utiles : « J’ai démontré que j’étais le plus rapide mais une course n’est gagnée que la ligne franchie. » Il y a des lapalissades qui entrent dans la postérité. Jamais, en effet, un perdant qui a « gagné » les esprits ne fut plus magnifique. Thomson a donné ce vendredi 16 novembre une dimension nouvelle à l’échec. Il faudra la mettre en vitrine. Les Britanniques, parfois, savent prendre en majesté. C’était beau comme l’antique.