Carlos Ghosn, le 1er octobre, à Paris. / REGIS DUVIGNAU / REUTERS

L’arrestation de Carlos Ghosn, lundi 19 novembre, par la justice japonaise a créé une onde de choc dans le monde des affaires. Accusé de malversations financières et de dissimulation de revenus, le patron de l’Alliance Renault-Nissan-Mitsubishi est en garde à vue au Japon. Il est menacé de destitution de son poste de président de Nissan, et empêché de diriger Renault dont il est PDG en titre. Quelles conséquences peut avoir cette situation inédite dans l’histoire de l’industrie automobile ? Eric Béziat, journaliste chargé du secteur automobile, a répondu à vos questions.

Thomas : Que risque Carlos Ghosn ?

Pour le moment, Carlos Ghosn est en garde à vue et peut être détenu par les procureurs pendant vingt jours, avant d’être inculpé ou libéré. On ne sait pas exactement où il se trouve. Les suspects sont généralement conduits au centre de détention de Tokyo, qui est relié au bureau des procureurs du district de Tokyo.

Selon l’agence Reuters, qui cite un ancien procureur du parquet du district de Tokyo, M. Ghosn pourrait être inculpé vendredi 7 décembre, dernier jour ouvrable avant l’expiration de ce délai maximum. Il peut consulter son avocat.

La falsification de rapports annuels d’entreprise est passible d’une peine maximale de dix ans d’emprisonnement et/ou d’une amende pouvant aller jusqu’à 10 millions de yens, en vertu de la loi japonaise sur les instruments financiers et le marché boursier.

Pierre : Si les faits sont avérés, Carlos Ghosn pourrait-il être aussi inquiété par la justice française ?

Pour le moment, il n’en est pas question. Le Parquet national financier (français) a indiqué au Monde qu’aucune poursuite n’était en cours. Aussitôt connue l’arrestation de M. Ghosn pour dissimulation de revenus, l’administration fiscale a examiné la situation de M. Ghosn, sans rien trouver à y redire.

Arnaud : Les revenus sont publics et validés en assemblée générale. Comment est-ce possible de les dissimuler ?

Eric Béziat : Carlos Ghosn est justement accusé d’avoir minimisé sa rémunération pendant plusieurs années dans des rapports annuels réglementaires déposés auprès du marché boursier de Tokyo. Selon les procureurs du parquet de Tokyo, Carlos Ghosn et Greg Kelly, directeur délégué, ont conspiré pour sous-estimer la rémunération de Carlos Ghosn pendant cinq ans, à compter de l’exercice fiscal 2010, c’est-à-dire, déclarer environ la moitié de la somme réelle qui était de 10 milliards de yens (78 millions d’euros). Il s’agit probablement d’un montage juridique financier sophistiqué, si les faits sont avérés.

Reste que votre question, beaucoup d’observateurs se la posent. Si les malversations ont duré pendant plusieurs années, comme l’a dit le patron de Nissan, Hiroto Saikawa, des analystes se demandent comment cela a-t-il pu rester dissimulé si longtemps, à moins que les auditeurs internes et la direction générale du groupe n’aient fermé les yeux ?

Renault : Quelle vision les Japonais ont-ils de M. Ghosn ? Comment réagissent-ils à cette affaire ?

Difficile d’englober tous les Japonais dans cette réponse, mais il semblerait qu’ils soient passés de l’admiration presque hystérique à une profonde déception. Hiroto Saikawa, le directeur général de Nissan qui a fait tomber Carlos Ghosn, l’a mentionné lors de sa conférence de presse. Il y a deux faces : l’une lumineuse de l’homme qui a redressé Nissan au début des années 2000 (un manga à sa gloire a même été publié) et le « côté obscur » d’un dirigeant tout puissant, et en quelque sorte coupé des réalités de Nissan.

Par ailleurs, son salaire annuel chez Nissan (8 millions d’euros) était extravagant au regard des critères japonais. Dans l’Archipel, les salaires des patrons sont nettement moins élevés qu’en Europe ou qu’aux Etats-Unis. En tout cas, la presse japonaise a des mots très durs, parlant à propos de M. Ghosn de quelqu’un de cupide et exigeant envers ses collaborateurs, quand lui s’octroyait des avantages faramineux…

Yacine : Vous citez une source parlant d’un coup monté (de Nissan ?) pour évincer M. Ghosn, est-il probable qu’un Japonais prenne la tête de l’Alliance Renault-Nissan-Mitsubishi ?

C’est en tout cas tout à fait possible. Et, derrière cette affaire, se joue aussi probablement un jeu d’influence entre Français et Japonais.

Certains, dans l’entourage de la direction de Renault, n’hésitent pas à parler de « partie adverse », lorsqu’ils parlent maintenant de leurs alliés japonais, voire de « coup d’Etat ».

Interrogé à ce sujet pendant la conférence de presse, M. Saikawa s’en est défendu. Mais, selon notre correspondant à Tokyo, qui a rencontré un spécialiste du secteur automobile, il y a beaucoup de frustration à l’intérieur ou autour de Nissan. Ces derniers mois, le ressentiment perlait dans la presse japonaise, surtout depuis que des rumeurs de fusion des deux entreprises avaient surgi, au printemps. Un scénario qui ne plaît pas vraiment au Japon.

Héloïse : Si un japonais est élu à la tête des entreprises, l’Etat français aura-t-il son mot à dire ? Quels sont les risques pour le marché automobile en France ?

Même si ce n’est pas impossible en théorie, il est fort probable qu’un Japonais ne sera pas désigné par le conseil d’administration de Renault pour diriger la firme au losange. En revanche, il est tout à fait possible qu’un Japonais soit mis à la tête de l’Alliance. C’est vraisemblablement un souhait de la partie japonaise de l’Alliance, après dix-neuf ans de règne d’un Franco-Libano-Brésilien.

L’Etat, en tant que principal actionnaire de Renault, aura, bien sûr, son mot à dire dans la nomination d’un dirigeant de l’Alliance, à égalité avec Nissan.

Je ne vois pas de risque particulier pour le marché automobile dans le fait qu’un Japonais dirige l’Alliance.

GGA : L’alliance entre les entreprises repose-t-elle finalement uniquement sur la personne de M. Ghosn ?

Pour le moment, oui, et c’est un peu le problème de fond. Carlos Ghosn, qui est le créateur de l’Alliance, a construit un partenariat dont il était la clé de voûte. Si l’on ajoute à cela sa difficulté à déléguer la direction de chacune des entreprises et à se trouver un numéro deux, on en arrive à la situation actuelle. Un « accident industriel » en quelque sorte ou – du moins – un empêchement majeur qui devient un casse-tête.

Alain 46 : Nissan peut-il profiter de cet événement pour s’affranchir de la tutelle de Renault, voire prendre le leadership de l’Alliance ?

Pas certain que ce soit à son avantage. Nissan est certes plus gros que Renault, mais, seul, le japonais n’est que le sixième constructeur mondial. Et Renault, mais aussi Nissan, profitent des effets de volume lié au fait de vendre 10 millions de voitures par an (Nissan en vend 5,8 millions, Renault 3,9 millions et Mitsubishi le reste). Cela permet de dégager une capacité de recherche et développement cruciale dans l’industrie automobile actuelle. Celle-ci doit faire face à des investissements liés à la transition énergétique des véhicules et à l’arrivée de la conduite autonome. Renault et Nissan ont réussi à dégager des synergies de coûts de 5,7 milliards d’euros en 2017. Et ces économies n’ont pas profité qu’à Renault.

Jaz : Quels liens unissent Renault, Nissan, Mitsubishi et l’Alliance ? Le jeu des participations entre les différentes entités semble bien complexe et pas forcément toujours très clair.

Ce n’est pas si compliqué en fait. On est devant un système de participations croisées. Renault possède 43,40 % de Nissan, et Nissan détient 15 % de Renault. Chacun de deux constructeurs détient 50 % du capital de Renault Nissan BV, une société de droit néerlandais, dont la fonction est de mutualiser les achats. Cette entreprise est la concrétisation juridique de l’Alliance entre les deux compagnies.

Depuis la fin de 2016, Nissan, de son côté, détient 34 % de Mitsubishi, qui, pour le moment, n’est pas intégré à Renault-Nissan BV.

belineen : Peut-on imaginer le retour de Carlos Tavarès ?

On n’en est pas là. Pour le moment, une gouvernance intérimaire pour Renault va être nommée par le conseil d’administration, probablement aujourd’hui, dans la soirée. Les agences de presse évoquent un tandem Philippe Lagayette, président par intérim, Thierry Bolloré, directeur général. Le ministre de l’économie et des finances, Bruno Le Maire a bien précisé que, tant que les preuves de malversations reprochées à Carlos Ghosn ne sont pas confirmées, l’Etat, principal actionnaire de Renault, ne demanderait pas sa destitution.

Si Carlos Ghosn est définitivement évincé, il faudra trouver un patron. Carlos Tavares a incontestablement l’envergure et le profil, d’autant plus qu’il a travaillé chez Nissan aux Etats-Unis (où il a fait des étincelles) et au Japon. Sur le marché des candidats PDG potentiels, on peut citer le nom du Français Didier Leroy, numéro deux de Toyota (une première pour un non-Japonais), apprécié d’Emmanuel Macron. Celui-ci connaît donc parfaitement bien le Japon (il y vit et travaille) et est passé par Renault.

chat teigneux : L’Alliance Renault-Nissan-Mitsubishi a-t-elle son siège principal en France ? Et, si oui, cela restera-t-il ainsi ?

L’Alliance a son siège à Amsterdam, aux Pays-Bas, principalement pour des raisons fiscales.

Ccazette : Existe-t-il un scénario selon lequel M. Ghosn retrouve ses fonctions ?

Quelques personnalités très liées à M. Ghosn espèrent sûrement encore que le PDG soit blanchi et retrouve ses fonctions. Mais cela paraît désormais peu probable. Principalement, car le lien et la confiance minimale requise avec la partie japonaise sont définitivement rompus.

Gauk : Daimler semble aussi avoir un petit rôle dans l’alliance. Se sont-ils exprimés sur l’affaire ?

Daimler détient 3,1 % de Renault. L’Alliance et le constructeur allemand ont surtout installé un partenariat industriel (en particulier dans les véhicules utilitaires et les moteurs). La firme allemande n’a pas commenté l’arrestation de Carlos Ghosn.