Recevoir une avalanche de messages menaçants sur WhatsApp. Être pistée par un logiciel espion installé sur son téléphone. Devoir fournir le mot de passe de sa boîte e-mail… Voilà quelques-unes des épreuves que doivent régulièrement traverser les victimes de violences conjugales et qu’a identifiées le Centre Hubertine-Auclert, (centre francilien pour l’égalité femmes-hommes), dans un rapport publié mardi 20 novembre.

Le texte se nourrit de deux salves de questionnaires soumis à des femmes victimes de violences. Le premier, adressé à des femmes se rendant pour la première fois dans des associations spécialisées pour chercher de l’aide, a reçu 212 réponses. Le second, plus approfondi, a été soumis à 90 femmes suivies sur le long terme par des associations.

S’il ne prétend pas déboucher sur une représentativité statistique, ce rapport n’en est pas moins le premier travail de recherche consacré en France au pendant numérique des violences conjugales, une composante à part entière de ce phénomène longtemps passée sous le radar des chercheurs et des autorités.

Cinq formes de violences conjugales numériques

Les violences conjugales s’accompagnent pourtant quasi systématiquement de « cyberviolences ». Sur les 212 femmes interrogées lors de la première salve de questions, 85 % d’entre elles se disent victimes d’une forme au moins des cinq types de violences numériques identifiées par l’association.

Sur les 212 femmes, 73 % d’entre elles ont expliqué être victimes de « cybercontrôle », soit l’obligation faite par le conjoint violent de pouvoir la joindre à tout instant, de lire ses messages ou de consulter ses appels. 63 % ont dit avoir fait l’objet de « cyberharcèlement », c’est-à-dire d’envoi répété de messages violents par SMS ou via une application de messagerie. 29 % ont eu l’impression d’être « cybersurveillées », géolocalisées par leur conjoint, à leur insu ou non. Un quart des femmes interrogées ont été soumises à une forme de « cyberviolence économique », où le conjoint modifie les mots de passe des comptes bancaires ou administratifs pour en « interdire l’accès ou les détourner en vue d’un usage personnel » et 10 % ont été victimes de « cyberviolence sexuelle », caractérisée par la captation voire la diffusion non consentie d’images intimes. Les trois quarts de ces victimes ont rapporté au moins deux de ces types de violence.

Le questionnaire soumis aux 90 femmes accueillies sur le long terme dans des structures spécialisées permet d’affiner cet inquiétant diagnostic. La proportion de femmes ayant eu à souffrir de l’une de ces formes de violence monte d’un cran : la quasi-intégralité dit avoir été victime d’au moins deux types d’actes. Une différence qui s’explique par la nature même de ces nouvelles formes de violence, souvent minimisées par les victimes elles-mêmes, et dont un accompagnement approfondi permet de prendre conscience.

Un « cybercontrôle » systématique

Presque toutes les femmes interrogées disent subir une forme ou l’autre de « cybercontrôle » : une grande majorité fait part de reproches lorsqu’elles ne sont pas joignables par téléphone ou sur les réseaux sociaux, de la réception de messages insistants et répétés pour savoir où elles se trouvent. Les deux tiers disent avoir été contraintes de faire lire leur SMS, leurs e-mails ou les appels qu’elles ont passés et reçus. La moitié des personnes ayant répondu au questionnaire ont même eu leur appareil électronique confisqué par leur conjoint.

« Le cybercontrôle est une forme de cyberviolences qui est quasi généralisée parmi les femmes victimes de violences conjugales » écrivent les auteures du rapport. Le but ? « La déstabiliser et la soumettre ». « Les outils numériques rendent possible un contrôle à distance en continu exercé par le partenaire violent tout au long de la journée sur sa partenaire, ne lui laissant ainsi aucun répit », écrivent-elles encore, soulignant le piège qui se referme : « Si elle ne répond pas aux messages, elle risque d’autres violences en représailles. Si elle répond, elle contribue à alimenter l’emprise et les exigences de son partenaire pour encore davantage de contrôle. »

Une très forte majorité des femmes disent aussi avoir subi du cyberharcèlement, principalement des insultes et des menaces, dont, pour la moitié d’entre elles, de mort. « Cyberharcèlement et harcèlement dans le couple sont étroitement liés : en effet, la quasi-totalité des femmes qui déclarent des insultes, menaces et cyberharcèlement déclare aussi des insultes en présentiel dans leur couple », note le rapport.

Qu’elle soit « insidieuse » ou « imposée », la « cybersurveillance » est aussi une pratique courante de la part des conjoints violents. Un peu moins de la moitié des femmes interrogées ont été contraintes de partager leurs mots de passe de leur compte courriel ou sur les réseaux sociaux. De quoi, note le rapport, procéder à « une mise sous contrôle total des principaux moyens de communication ». Plus généralement, 69 % ont l’impression que leur partenaire a accédé à leur téléphone sans leur accord et sans qu’elle ne puisse dire comment. Un cinquième des femmes sollicitées disent avoir été surveillées par le biais d’un logiciel espion installé sur leur téléphone. Un chiffre que le rapport estime « sûrement sous-estimé », un logiciel de ce type étant par nature difficile à détecter.

Un dispositif technique adapté à la logique de contrôle

Là encore, le dispositif technique se trouve parfaitement adapté à la logique de contrôle à l’œuvre dans les violences conjugales. « Face à ces situations, lit-on dans le rapport, ces femmes peuvent se retrouver très vite isolées, car (…) en exprimant leur sentiment de surveillance sans toutefois pouvoir apporter la preuve qu’elles sont effectivement surveillées, elles peuvent être jugées peu crédibles voire paranoïaques. Ce sentiment vient renforcer la peur permanente, le sentiment d’omniscience de l’agresseur et leur isolement. »

Ce que le centre Hubertine Auclert désigne sous le terme de « cyberviolences économiques » est un autre phénomène méconnu : 58 % des répondantes révèlent que leur conjoint a dérobé leur accès à leur compte bancaire ou à des sites administratifs. Les conjoints peuvent poursuivre deux objectifs : détourner des prestations sociales ou récupérer ce qu’ils pensent être des informations compromettantes à mettre à leur profit dans le cadre, par exemple, d’une procédure de divorce ou de garde d’enfants. Le rapport cite ainsi en exemple une femme dont le conjoint avait accédé au téléphone, repéré la présence d’une application de rencontre et utilisé cette information pour tenter de lui retirer la garde de ses enfants devant le juge aux affaires familiales.

Enfin, un tiers des femmes interrogées ont expliqué que leur conjoint avait diffusé ou menacé de diffuser des images et des vidéos intimes.

« Cyberharcèlement et harcèlement dans le couple sont étroitement liés : en effet, la quasi-totalité des femmes qui déclarent des insultes, menaces et cyberharcèlement déclare aussi des insultes en présentiel dans leur couple » note le rapport / NICOLAS SIX / QUENTIN HUGON / LE MONDE

Des conséquences tangibles

Aucune femme interrogée n’a signalé faire l’objet de violences conjugales exclusivement numériques : les cyberviolences identifiées par le rapport sont les symptômes et les instruments d’une mécanique d’emprise propre aux violences conjugales. Les deux phénomènes sont « intrinsèquement liés, il ne faut pas les penser à part. Le numérique renforce des violences qui existent » explique ainsi Aurélie Latourès, du Centre Hubertine-Auclert.

Le pendant numérique des violences conjugales permet de maintenir la victime en situation d’isolement, d’asseoir le contrôle du conjoint violent sur sa vie, ses communications et ses relations sociales. Elles permettent aussi de procéder à « une inversion de la culpabilité » au détriment de la victime, la surveillance permettant au conjoint de « collecter des informations qui vont ensuite faire l’objet de reproches ». Certains phénomènes sont nettement aggravés par les outils numériques, notamment en ce qu’ils permettent une « dévalorisation facilitée » de la victime, par la diffusion d’images sexuelles par exemple. Plus spécifiquement, ces technologies participent de « l’érosion des frontières spatiales de la relation » : le conjoint violent est ainsi présent en permanence dans la vie de sa victime.

Il est extraordinairement difficile pour ces dernières de se dégager du piège ainsi mis en place par leur conjoint. Abandonner smartphone et réseaux sociaux, solution pour laquelle un peu moins de la moitié des femmes interrogées ont opté, peut « contribuer à davantage isoler les femmes », les privant d’un outil indispensable au quotidien. L’enjeu, note le rapport, est aussi de mieux sensibiliser les professionnels des violences faites aux femmes à ces nouveaux types de violence. Les activités numériques laissent en effet des traces, qui peuvent être utilisées pour la défense des victimes.