A Saint-André-de-Cubzac, autour du rond-point de Garosse, connu aussi comme le « rond-point du McDo », mercredi 21 novembre 2018. / Aline Leclerc - Lemonde.fr

On croirait des ouvriers occupant leur usine. A Saint-André-de-Cubzac (Gironde), autour du rond-point de Garosse, connu aussi comme le « rond-point du McDo », ils sont plus d’une centaine à se réchauffer autour du grand brasier allumé à la nuit tombée, alors que la température approche de zéro, ce mercredi 21 novembre. Sauf qu’ils sont artisans dans le bâtiment, boulanger, assistante maternelle, gérant de pizzeria, routier, coiffeuse, retraités, et qu’ils ne sont pas réunis pour sauver leur usine ou leur emploi, mais pour dénoncer leurs fins de mois difficiles, et la politique du gouvernement qui ne « profite qu’aux riches ».

Ce secteur du nord de Bordeaux connaît les blocages les plus persistants depuis le lancement du mouvement des « gilets jaunes », samedi 17 novembre. Mercredi, à l’aube, la circulation était encore bloquée sur l’autoroute A10 au niveau du péage de Virsac, et fortement ralentie par des barrages filtrants sur la nationale 10 et la nationale 137, qui se croisent au rond-point de Garosse. Les CRS sont intervenus et les blocages ont cédé « sans résistance », indique la préfecture de la Gironde. Mais si le trafic a repris rapidement sur les nationales, il commençait tout juste à reprendre mercredi soir sur l’A10, sur un nombre de voies limitées.

Et pour cause : le péage de Virsac a été saccagé. Des cabines incendiées, un portique d’affichage couché sur la chaussée, des feux de branchage au milieu de la route : il y en a pour plusieurs millions d’euros de dégâts a fait savoir, mercredi matin, le préfet de région au micro de France 3. Scènes de désolation loin de l’ambiance « kermesse » bon enfant, pique-nique-pétanque-bandas, qui régnait aux abords du péage samedi, quand plusieurs milliers de « gilets jaunes » avaient bloqué la route.

« La casse, c’est pas nous »

Les « gilets jaunes » sont formels : « La casse, c’est pas nous. » Plusieurs racontent avoir vu, lundi soir, des casseurs habillés de noirs, souvent très jeunes, arriver aux abords du péage. « On a essayé de les empêcher, mon cousin il a pris un coup de barre de fer », raconte « Obélix », routier reconverti dans l’informatique. « On ne s’attendait pas à ça, on est tous pacifiques, des parents et des grands-parents », insiste Sylvie, 53 ans, six enfants et trois petits-enfants. « J’en aurais chialé quand j’ai vu les infos. Nous, on n’a rien à voir avec ce genre d’individus », s’indigne encore Audrey, qui a ouvert un salon de coiffure il y a un an. Une version corroborée par les gendarmes comme par le préfet de Nouvelle-Aquitaine. « Je sais la bonne foi des gens qui manifestent, a-t-il déclaré mercredi matin. Mais, au milieu, il y a des délinquants mal intentionnés qui ne veulent que détruire et casser. »

Le groupe autoroutier Vinci a annoncé sa volonté de porter plainte. « Voilà pourquoi il faut déclarer les manifestations, a encore dit le préfet, pour que l’on puisse les encadrer, pour éviter cela. » Des organisateurs de l’occupation du péage pourraient être poursuivis en justice. « Casser le péage, c’est débile. Dans tous les cas, c’est nous qui payons », déplore Jérémy, 28 ans.

Dans l’après-midi, dans les rangs des « gilets jaunes » dispersés le matin même qui se retrouvent à nouveau au « rond-point du McDo », la plupart évoquent l’idée que le saccage du péage était orchestré pour décrédibiliser le mouvement. « Pourquoi les CRS n’ont pas empêché les casseurs ? lls étaient où à ce moment-là ?, dit l’un. Ce week-end, ils ne se sont pas privés de nous balancer des lacrymos au péage ! » Un autre : « C’est tout l’intérêt du gouvernement de nous faire passer pour un mouvement violent ! »

Au-dessus de leurs têtes passe un hélicoptère de la gendarmerie. Les hommes et les femmes du rond-point sont aussi surveillés par un drone. Face à eux, tout l’après-midi, une cinquantaine de gendarmes les rappellent à l’ordre au mégaphone, dès qu’ils freinent la circulation. Alors ils occupent juste les abords du rond-point, laissant passer les voitures, se réchauffant aux marques de soutien des habitants des environs.

« On va rien lâcher »

C’est vrai qu’ils sont fréquents ceux qui les klaxonnent en passant le rond-point : une voiture sur deux arbore un gilet jaune sur le tableau de bord. Et ce, malgré les bouchons monstres provoqués par les blocages, qui ont bien bouleversé le quotidien du secteur cette semaine. « Une vraie galère », résume Elise, 35 ans. Attablée au McDonald’s, avec sa fille de 4 ans et demi, elle a préféré appeler la piscine pour savoir si la route était dégagée. « Ma fille est restée deux heures de plus à la garderie tous les soirs, je ne pouvais pas arriver avant 19 heures », explique-t-elle, avant d’ajouter : « Mais je suis pour le mouvement ! Je ne peux pas le faire parce que j’ai mon boulot et ma fille, mais je suis solidaire. Je leur ai même apporté du café sur le rond-point cette semaine. » Un autre automobiliste « solidaire » s’interroge : « C’est très bien que les gens bougent, mais bloquer ici, ça n’embête que nous ! Il s’en fout bien, Macron, il est au chaud… » Le matin, sur France 3, le préfet de région a diffusé le même message, en d’autres termes : « Il faut que chacun revienne à la raison, c’est l’ensemble de la société qu’on met en difficulté en bloquant les routes, et pas seulement, comme ils le croient, le gouvernement. »

Des « gilets jaunes », autour d’une palette enflammée, mercredi 21 janvier 2018. / Aline Leclerc - Lemonde.fr

Mais alors comment faire pour rester pacifistes, populaires, et continuer à clamer leur colère ? Car ceux qui se relaient dans le froid depuis samedi semblent plus déterminés que jamais à continuer leur lutte. « On va rien lâcher », dit Sylvie, la mère de famille. « Je tiendrai jusqu’au bout », lance encore Christiane, retraitée de 63 ans. Jusqu’au bout ? Mais encore ? « Jusqu’à la démission de Macron ! », assène « Obélix ». Son ami « Pin’s », fonctionnaire, le raisonne : « Ça, c’est un peu utopique. Mais on pourrait demander un référendum. » « Faudrait qu’il plie, au moins qu’il gèle les taxes sur les carburants, espère Jérémy. Ils l’ont bien fait pour La Réunion ! »

Seuls quelques-uns envisagent de répondre à l’appel lancé par certains « gilets jaunes » de se rendre « tous à Paris ce week-end. » « J’ai pas les moyens, j’ai les enfants, et puis mon mouvement, il est ici, sur Bordeaux », résume « Obélix ». Alors que la nuit tombe, on s’échange des messages pour savoir comment « tiennent » les points de rassemblement des communes alentour. On réfléchit aux actions pour demain. « Tout par SMS, dit un homme. Sur Facebook, y a trop d’espions. »

20 heures ont sonné. De plus en plus de jeunes hommes ont gagné le rond-point. Ils ne portent pas forcément de gilets jaunes, ont une bière à la main et ont prévu un masque contre les lacrymos. Sylvie et son mari font la moue : « Y a des excités qui arrivent… Une bande d’arsouilles, qui savent même pas ce qu’est la cause… » Comme beaucoup d’autres, le couple préfère rentrer.

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