Le président du gouvernement espagnol, Pedro Sanchez, le 23 novembre à La Havane. / HANDOUT / REUTERS

Les heures passent, les négociations patinent. Vendredi 23 novembre au soir, aucune solution concernant Gibraltar n’avait convaincu le gouvernement espagnol de ratifier, ce dimanche, l’accord sur le Brexit. « Les garanties ne sont pas suffisantes, et par conséquent, l’Espagne maintient le veto, a tranché le socialiste Pedro Sanchez, depuis Cuba, où il se trouvait en visite officielle. S’il n’y a pas d’accord, il est évident que le Conseil européen ne se tiendra très probablement pas. » Bruxelles ne prévoit pas d’annuler le sommet, d’autant que la décision sur l’accord n’est pas à l’unanimité, mais à la majorité simple. La déclaration politique jointe à l’accord, néanmoins, nécessite la signature des vingt-sept Etats.

La proposition de Bruxelles, de joindre au texte une déclaration officielle garantissant le droit de veto de l’Espagne sur ce qui touche à Gibraltar, n’a pas été jugée suffisante par Madrid. Le gouvernement espagnol attend de Theresa May, avant le sommet « spécial Brexit » du 25 novembre, un engagement ferme et public qui entérine le principe des négociations bilatérales Espagne-Royaume-Uni sur l’avenir de Gibraltar. L’objectif de l’Espagne est qu’aucun accord futur entre le Royaume-Uni et l’Union européenne ne s’applique sur ce territoire britannique, situé à la pointe sud de l’Andalousie, sans l’accord de Madrid.

Au-delà des calculs politiques, à une semaine des élections régionales andalouses, la fermeté du gouvernement espagnol sur la question de Gibraltar fait rejaillir des souvenirs mal digérés. Plus de trente ans après son adhésion à la Communauté économique européenne (CEE), en 1986, alors conditionnée par le Royaume-Uni, l’Espagne a la possibilité de prendre une sorte de revanche, grâce au Brexit.

Madrid n’a jamais renoncé officiellement à ses revendications historiques sur Gibraltar, colonie britannique de moins de 7 kilomètres carrés, cédée en 1713 par le traité d’Utrecht, qu’elle considère comme un paradis fiscal. Mais elle les a mises en sourdine pour entrer dans la CEE. « L’européisme [de l’Espagne] et l’importance que le pays accorde à la relation bilatérale avec le Royaume-Uni l’ont poussé à adopter depuis les années 1980 une attitude pragmatique. Ce qui ne veut pas dire que Madrid a abandonné ses prétentions sur Gibraltar », résume le think tank Institut royal Elcano, dans une note publiée vendredi 23 novembre.

Lorsque le gouvernement espagnol commence à négocier son adhésion à la CEE en 1977, l’Europe, et en particulier le Royaume-Uni, exige un apaisement des relations avec le Rocher. Les grilles qui le séparent de la péninsule Ibérique sont alors fermées hermétiquement et toutes les communications coupées depuis 1969, sur une décision de Franco. Une manière pour le dictateur de sanctionner les habitants de Gibraltar, qui ont voté à 99 % pour le maintien sous la Couronne britannique lors d’un référendum, en 1967. Un véritable traumatisme aussi pour la population, qui s’est retrouvée coupée de la péninsule, et pour de nombreuses familles, séparées. Jusqu’à ce qu’en 1982, le gouvernement espagnol rouvre les grilles.

Contrebande de tabac

Gibraltar n’en demeure pas moins une question sensible pour Madrid, avec plusieurs points conflictuels qui n’ont jamais été réglés. Un tiers du produit intérieur brut (PIB) de Gibraltar dépend des grandes compagnies de paris en ligne, qui profitent de sa fiscalité douce. La contrebande de tabac est florissante, du fait d’un paquet moitié moins cher. L’exportation des services bancaires, juridiques ou le secteur des assurances font partie des moteurs de l’économie. Mais aussi le tourisme, qui profite de la proximité avec l’Espagne.

Le PIB par habitant est l’un des plus élevés au monde, et le chômage inexistant. Pour fonctionner, Gibraltar doit au contraire faire venir chaque jour 14 000 travailleurs, résidant en Espagne. Elle n’a pas la place pour les loger sur le Rocher, où les appartements sont par ailleurs hors de prix. Or le « Rock » borde l’une des zones les plus pauvres d’Andalousie et d’Espagne. Dans les municipalités voisines, le taux de chômage atteint plus de 30 % des actifs et 70 % chez les jeunes.

Par ailleurs, Madrid ne lui reconnaît pas d’eaux territoriales et un contentieux existe concernant l’isthme, qui n’était pas inclus dans le traité d’Utrecht, et sur lequel Gibraltar a construit un aéroport. « Gibraltar est un paradis fiscal situé dans une zone déprimée, qui profite des avantages de son appartenance à l’Union européenne sans en respecter l’esprit. Il est temps d’en finir avec cette anomalie », résume une source du ministère des affaires étrangères.

Des militaires britanniques à Gibraltar, le 23 novembre. / JON NAZCA / REUTERS

Pour autant, l’Espagne ne prétend pas récupérer la souveraineté sur Gibraltar. D’autant que les habitants du Rocher ont déjà voté par référendum sur la possibilité d’établir une cosouveraineté espagnole et britannique en 2002. Ils l’ont rejetée à plus de 98 %. En 2016, Gibraltar, qui n’a pas de doutes des bénéfices qu’elle tire de son appartenance à l’UE, avait voté presque unanimement contre le Brexit : à 96 %.