He Jiankui, le 10 octobre 2018. / Mark Schiefelbein / AP

Condamné par ses pairs, lâché par son pays ; la pression s’est accentuée, jeudi 29 novembre, sur He Jiankui, le chercheur chinois qui affirme avoir créé les premiers « bébés génétiquement modifiés », Pékin appelant désormais à suspendre ses activités. « Cet incident a violé de manière flagrante les lois et réglementations chinoises et a ouvertement dépassé les limites de la morale et de l’éthique auxquelles adhère la communauté universitaire », a déclaré à la télévision d’Etat CCTV le vice-ministre des sciences et technologies chinois, Xu Nanping. « C’est choquant et inacceptable. Nous affichons notre ferme opposition », a-t-il souligné, en réclamant « la suspension des activités scientifiques des personnes impliquées ».

Le chercheur He Jiankui a annoncé, le 26 novembre, la naissance « il y a quelques semaines » de deux jumelles, surnommées Lulu et Nana. Leur ADN aurait été modifié pour les rendre résistantes au virus du sida, dont est infecté leur père. Présentée par son auteur comme une avancée majeure et une première mondiale, l’annonce du scientifique a cependant provoqué un tollé, pour des raisons scientifiques autant qu’éthiques.

Sans citer le nom de He Jiankui, le comité d’organisation du deuxième Sommet sur l’édition du génome humain, organisé à Hongkong du 27 au 29 novembre, et qui avait invité le chercheur à exposer sa démarche, a condamné implicitement ses travaux dans son communiqué final : « Bien que nous applaudissions les avancées rapides de l’édition du génome sur les cellules somatiques [non impliquées dans la reproduction], nous continuons de penser que procéder à tout essai clinique impliquant l’édition de la lignée germinale [transmissible d’une génération à l’autre] reste irresponsable à ce stade. (…) Les progrès effectués ces trois dernières années [depuis le premier congrès de Washington en 2015] et les discussions lors du présent sommet, cependant, suggèrent qu’il est temps de définir un chemin translationnel [de la recherche vers la clinique] rigoureux et responsable pour aller vers de tels essais. »

« Réaffirmer l’importance de recherches responsables »

Membre de ce comité d’organisation, l’Américaine Jennifer Doudna (université de Californie à Berkeley), codécouvreuse de Crispr-Cas9, a estimé que « les travaux tels qu’ils ont été décrits renforcent le besoin urgent de confiner l’usage de l’édition des gènes chez les embryons humains au cas où il existe un besoin médical non satisfait, et où aucune autre approche médicale ne constitue une option viable, tel que le recommande l’Académie des sciences américaine. » La chercheuse ne cache pas sa crainte de voir cette « première » affecter par ricochet « les nombreux efforts cliniques visant à utiliser Crispr pour traiter et soigner des maladies chez les adultes et les enfants ».

« Bien que nous n’ayons pas encore de preuve scientifique, He Jiankui a clairement franchi une ligne rouge » –Jennifer Doudna

Codécouvreuse de Crispr-Cas9, la Française Emmanuelle Charpentier (institut Max-Planck d’infectiologie, Berlin), qui ne participait pas à la conférence de Hongkong, a été « surprise » par l’annonce et se dit « préoccupée ». « Bien que nous n’ayons pas encore de preuve scientifique, sous la forme d’un article publié dans un journal relu par les pairs, He Jiankui a clairement franchi une ligne rouge, principalement parce qu’il a conduit ses recherches en ignorant les inquiétudes de la communauté scientifique internationale concernant la sûreté de l’édition des lignées germinales humaines. Je suis persuadée que l’édition génétique sur des cellules embryonnaires humaines est cruciale pour des raisons de recherche, car elle bénéficie à notre compréhension des premiers développements de la vie et pourrait aider à élucider des mécanismes sous-tendant le développement de certaines maladies », explique Mme Charpentier.

Et de poursuivre : « La technologie a un grand potentiel pour de possibles traitements de maladies génétiques graves, ce qu’explorent actuellement des chercheurs à travers le monde. Les premiers essais cliniques ont débuté cette année. Ces traitements sont destinés à des patients qui souffrent déjà de la maladie ciblée. » En revanche, rappelle-t-elle, tout autre usage de la technologie Crispr-Cas9 d’édition du génome est interdit en Europe et aux Etats-Unis, « et à juste titre » : « Nous n’en sommes encore qu’aux prémices de la compréhension de toutes les implications de l’édition génétique des cellules humaines, et il serait irresponsable de l’appliquer à la lignée germinale humaine. » En effet, ces changements irréversibles sont transmis d’une génération à l’autre et affectent de ce fait l’avenir de la lignée humaine, et pas seulement des individus qui en bénéficient. Un tabou dont les cercles transhumanistes appellent à s’affranchir, mais qui doit, selon la Française, être respecté : « Pour prévenir ce genre de mésusage, j’appuie fortement une régulation stricte des recherches sur les cellules embryonnaires, et je suis clairement opposée à l’usage de Crispr-Cas9 dans un but d’amélioration de l’espèce humaine. »

En France, l’Académie nationale de médecine et l’Académie des sciences ont réagi par une déclaration commune. Elles « condamnent l’initiative de ce scientifique qui ne protège pas d’une éventuelle infection par le VIH et qui suscite de nombreuses questions scientifiques, médicales et éthiques non résolues à ce jour. De nouveaux outils moléculaires ouvrent des espoirs pour prévenir ou traiter des pathologies. Leur utilisation chez l’être humain ne doit être envisagée qu’avec la plus grande prudence. La modification du génome d’embryons humains suscite des interrogations majeures dans la mesure où elle sera transmise à la descendance et aux générations suivantes. Elle ne saurait être mise en œuvre quand le but recherché peut être atteint par d’autres moyens, comme c’est le cas pour la prévention d’une infection par le VIH ». 

« Dans l’état actuel des connaissances, poursuivent les académies, les conditions ne sont pas réunies pour ouvrir la voie à la naissance d’enfants dont le génome a été modifié à l’état embryonnaire. Si cette démarche était entreprise dans l’avenir, ce ne devrait être qu’après approbation du projet par les instances académiques et éthiques concernées et un débat public approfondi. » Là encore, les sociétés savantes redoutent l’atteinte portée à ce champ de recherche très actif par l’initiative de He Jiankui : elles tiennent à « réaffirmer l’importance pour l’être humain des recherches responsables faisant appel aux technologies modifiant l’ADN, y compris quand elles sont menées chez l’embryon… ».

Appel à une gouvernance mondiale

Le Comité consultatif national d’éthique (CCNE) pour les sciences de la vie et de la santé « réaffirme son opposition au transfert d’embryons humains génétiquement modifiés, telle qu’elle a été rappelée dans sa contribution à la révision de la loi de bioéthique (avis 129 du 25 septembre 2018) ». Il s’inquiète « qu’une ligne rouge ait été franchie à l’occasion de cette naissance inédite d’humains génétiquement modifiés, de nature à porter atteinte aux droits fondamentaux et à la dignité de la personne humaine ».

Il rappelle que si de nombreuses barrières sont érigées par les nations (en France par exemple à travers la loi de bioéthique), au plan européen et international (par la convention d’Oviedo, que la France a ratifiée ainsi que plusieurs pays), « il est urgent que se concrétise une gouvernance renforcée à l’échelle mondiale la plus apte à répondre aux évolutions extrêmement rapides de ces technologies ».

Les articles de notre série « La saga Crispr-Cas9 »

Le premier épisode vous fait découvrir ce nouvel outil moléculaire, Crispr, qui permet de modifier les génomes à volonté, chez tous les êtres vivants, bouleversant les molécules.

Dans le deuxième épisode, apprenez comment, au milieu des années 2000, une découverte va révolutionner la biologie : les bactéries qui servent de ferment dans vos yaourts s’avèrent être une arme fatale contre les virus.

Troisième épisode. Amateurs de sciences, vous ne pouvez les avoir ratées : les biologistes française et américaine Emmanuelle Charpentier et Jennifer Doudna accumulent les prix pour avoir inventé les ciseaux moléculaires.

Dans ce quatrième épisode, découvrez comment Crispr-Cas9 est à l’origine de batailles sanglantes entre instituts rivaux et start-up.

Cinquième épisode. Leurs grands yeux écarquillés ont fait le tour du monde : début 2014, la revue « Cell » dévoile la naissance des deux premiers primates dont le génome a été modifié grâce à Cripsr-Cas9.

Dans le dernier épisode de cette série, découvrez comment en 2015 une expérience chinoise a été menée sur des embryons humains grâce à cet outil d’édition du génome.

Et aussi nos entretiens avec des acteurs majeurs de cette découverte :

Le généticien américain George Church