L’archevêque Dieudonné Nzapalainga, à Bangui, le 21 octobre 2017. / FLORENT VERGNES / AFP

Ce 1er décembre, la Centrafrique a 58 ans d’indépendance et rien à célébrer. Le 15 novembre, un massacre de grande ampleur, un de plus, a été commis à Alindao, à 500 km à l’est de la capitale Bangui. Au moins 60 personnes, dont deux prêtres, ont été tuées lors d’un raid commis par l’Union pour la paix en Centrafrique (UPC), l’un des groupes qui constituaient la Séléka, la rébellion à majorité musulmane qui avait pris le pouvoir en mars 2013.

Pour affronter cette alliance disparate de groupes armés, qui s’étaient rendus coupables de graves exactions, se mirent en place des milices anti-balaka, composées pour l’essentiel de villageois autochtones et de militaires. Depuis, la guerre n’a pas cessé, devenant au fil du temps un conflit qui dépasse et de loin les lignes religieuses.

Le cardinal Dieudonné Nzapalainga, archevêque de Bangui, est l’une des dernières grandes figures morales de ce pays. Il s’est rendu trois jours durant, du 20 au 23 novembre, à Alindao. Il témoigne de la situation sur place et de la dérive de la République centrafricaine.

Qu’avez-vous vu à Alindao ?

Dieudonné Nzapalainga J’ai vu des scènes de désolation. Le site de déplacés a été rayé de la carte, brûlé. C’est un vide total. Les gens sont partis en brousse. Les prêtres sont restés, mais réfugiés chez les casques bleus de la Minusca [Mission multidimensionnelle intégrée des Nations unies pour la stabilisation en Centrafrique]. Ils ont compté 60 morts. Mais en brousse, combien d’autres ont péri ? Le jour où je suis arrivé, nous avons décidé de regagner tous ensemble l’évêché qui est le seul endroit où les prêtres peuvent accueillir les gens qui étaient partis à Ndakoto, un village de seulement quinze maisons, à 7 km de là. Ces villageois n’étaient pas préparés à accueillir 26 000 personnes.

Après une semaine, les gens mourraient de faim. Les enfants souffraient de diarrhées, de vomissements pour la simple raison qu’ils buvaient de l’eau sale. Ces gens ont tout perdu. L’attaque a été rapide, imprévisible. Beaucoup de ceux qui sont morts sont des enfants, des malades ou des personnes âgées. Ceux qui pouvaient fuir ont fui pendant que les assaillants brûlaient et pillaient le camp. Le 23 novembre, le Programme alimentaire mondial est arrivé avec quatre camions. Il fallait voir comment les gens se jetaient sur les vivres. Les premiers jours, j’ai vu des gens gratter le sol pour tenter de récupérer quelques grains de riz.

Que s’est-il réellement passé le 15 novembre ?

Avant le 15 novembre, il y a eu des signes annonciateurs. Quand les déplacés sortaient du site et partaient aux champs, il y avait régulièrement des morts sur le chemin. Il y avait des soupçons que ce sont les Séléka de l’UPC qui tuaient. De l’autre côté, les Séléka disaient : « Ce camp ne doit pas exister. C’est un nid d’anti-balaka. Ils s’y cachent avant de nous attaquer. » Le 14, un compatriote peul du nom d’Amadou, habitant d’Alindao, a été tué. Son corps a été ramené à la mosquée. La tension est montée. Puis le 15, un autre musulman a été tué sur la route de Bambari.

Cela a été la goutte d’eau qui a fait déborder le vase. Les Séléka se sont dits alors : « On va en finir avec ce site de déplacés. On ne veut plus voir d’anti-balaka là-bas ». Ils ont incendié, tiré à balles réelles. Ce fut une razzia systématique. Le commandant de zone de l’UPC s’est même emparé du véhicule de l’évêque alors qu’ils se connaissent. Tout s’est fait en plein jour. Les prêtres ont été pillés à trois reprises et, comme ils avaient donné tout leur argent, à 18 heures, ils sont allés se réfugier chez les casques bleus de la Minusca avant qu’une quatrième vague arrive.

Qu’ont fait les casques bleus lors de cette attaque ?

Ils n’ont pas tiré un seul coup de feu. Ils sont restés inactifs. Ils l’ont reconnu. Quand je les ai vus, les casques bleus m’ont dit qu’ils n’étaient pas en nombre suffisant pour affronter les gens. Pourtant, sur les trois lieux où ils étaient positionnés, aucun Séléka ne s’est aventuré. Ils les ont regardés faire. Ils n’ont même pas fait un tir de sommation. Mais quand les anti-balaka ont voulu s’infiltrer, envoyer leurs gens pour racketter les personnes sur le bord des routes, ils ont fait des tirs de sommation et le tour du site pour les chasser. J’aurais aimé entendre qu’au moment de l’attaque ils ont fait quelques tirs pour les dissuader. Mais là, en restant sans intervenir alors que des gens tirent au lance-roquettes sur des maisons et des églises, ils ont failli à leur mission de protection.

Comment expliquez-vous la succession de massacres qui frappent la Centrafrique ?

J’ai comme l’impression que la guerre de positionnement a commencé. Dans le cadre du dialogue en cours avec les groupes armés, celui qui aura beaucoup d’hommes et contrôlera le plus d’espace pourra demander des ministères, de l’argent… Alindao est entièrement contrôlé par l’UPC. Cette attaque était préparée, organisée. Je pense que ces actes sont pour eux une manière de se positionner dans le dialogue avec l’Etat, la communauté internationale. C’est aussi un message fort envoyé aux populations de la zone qu’ils contrôlent et avec lesquelles ils s’enrichissent. Après avoir détruit et pillé le camp de déplacés, ils sont allés sur un autre site pour prévenir les gens que, s’ils acceptaient les anti-balaka chez eux, ils seraient eux aussi rayés de la carte. Ce sont clairement des crimes prémédités.

Les autorités font-elles le nécessaire pour ramener la paix ?

J’ai rencontré les autorités et j’ai l’impression qu’elles sont impuissantes. Elles m’ont dit qu’elles ne peuvent pas déployer les FACA [Force armées centrafricaines] dans le pays à cause de l’embargo sur les armes et les munitions qui les empêche de s’équiper. Elles disent aussi qu’elles n’ont pas les véhicules pour déployer les militaires.

En clair, les gens d’Alindao ne sont pas prêts de voir arriver des soldats. Dans cette ville, il n’y a plus d’autorité. Le maire, le sous-préfet, les gendarmes sont tous partis à Bangui. Le seul fonctionnaire encore sur place est le secrétaire de la sous-préfecture. Les gens sont abandonnés à eux-mêmes, sous la domination d’un groupe armé. J’ai dit aux autorités que lorsqu’elles envoient des responsables en province, elles doivent les accompagner, les protéger, mais ce n’est pas le cas et tous reviennent à Bangui. On laisse le terrain aux rebelles qui font donc office d’autorité.

L’une des conditions posées par les chefs de guerre pour rendre les armes est de ne pas devoir répondre de leurs actes devant la justice. Cela vous parait-il acceptable ?

Je ne pense pas que cela soit envisageable après tout ce qui s’est passé dans ce pays. La population demande justice. Il faudrait que les auteurs des crimes arrivent à reconnaître qu’ils ont fait du mal et demandent pardon. Il faudrait un peu d’humilité. On a identifié des gens qui ont commis des violences et il faudrait qu’un jour il y ait des enquêtes. C’est l’impunité qui nous a conduits dans ce cercle vicieux. Après chaque amnistie, on repart à la case départ. Les gens ont compté leurs morts et ne sont plus prêts à laisser parader ceux qui leur ont fait du mal.

A Alindao, j’ai rencontré un instituteur. Il m’a dit : « On a brûlé ma maison. On a tué ma femme. Je n’ai plus qu’une chemise et un pantalon que je lave chaque nuit avant de me coucher sans habits. » Pour ces gens, il faudrait que la loi passe. Nul n’est au-dessus de la loi. Il faut renforcer l’appareil judiciaire et on a vu lors du forum de Bangui [qui avait réuni les acteurs politiques, militaires et de la société civile du 4 au 11 mai 2015] que les différents groupes, sans se concerter, ont demandé à ce qu’il n’y ait pas d’impunité. Il faut entendre cela. Je crois vraiment que la population demande à ce que justice soit rendue pour les victimes.

Vous pensez que le transfert de l’ancien chef anti-balaka, Alfred Yekotom Rombhot, devant la Cour pénale internationale (CPI) pose un précédent ?

En analysant, je me dis que voilà quelqu’un qui était dans un groupe armé puis élu à l’Assemblée. Il a été arrêté en flagrant délit, mais ce sont les autorités qui ont décidé de le confier à la CPI. Je me dis que c’est peut-être aussi un message adressé à la communauté internationale, en particulier à la Minusca, car elle seule est présente là où se trouvent les chefs rebelles comme Ali Darassa ou Nourredine Adam. Cela peut donc être un geste pour interpeller la communauté internationale afin qu’elle fasse un geste qui pourrait apaiser ceux qui ont tout perdu.

Vous avez récemment déclaré que le pays est poussé vers une guerre de religions. Pourquoi ?

Je vais vous donner un exemple. A Alindao, il y avait une communauté musulmane qui existait. Quand il y a eu un déploiement de soldats des FACA pour aller à Bangassou, le chef rebelle Ali Darassa a demandé aux gens d’Alindao de sortir pour protester. L’imam n’a pas voulu l’appuyer en disant qu’il est apolitique. Quelque temps plus tard, il a été destitué et Ali Darassa a mis en place une nouvelle communauté islamique. J’ai voulu la rencontrer lorsque je suis allé à Alindao, mais elle a refusé. Ce sont des gens qui ont fait allégeance à un groupe armé et c’est comme cela que se produit le glissement. L’ancien imam n’a plus d’autorité. Il faut refuser de tomber dans ce piège-là.

Pourquoi les plates-formes religieuses ont-elles dénoncé des interférences étrangères ?

Vous savez que nos frontières sont poreuses et beaucoup des rebelles passent par le Soudan et le Tchad. A Alindao, par exemple, l’évêque nous a dit que dans le dernier groupe d’assaillants, il y avait des gens qui ne parlaient ni le sango [la langue officielle], ni le français. Cela signifie que ce sont des mercenaires qui viennent se servir, récupérer des diamants, de l’or, des bœufs. Tout ce que l’on peut piller. On sait que les Séléka vont recruter dans ces deux pays, car rien ne les en empêche et ce n’est pas la Minusca qui va les combattre. On est devenu le ventre mou de la sous-région et ma crainte est qu’à terme nous devenions sa poubelle. Tous ceux rejetés chez eux vont venir s’abriter chez nous avant de lancer des attaques.

Voilà plus de cinq ans que la Centrafrique connaît la plus grave crise de son histoire. Comment sortir de cette spirale infernale ?

Pour sortir de là, il faudrait que les Centrafricains commencent par s’asseoir pour s’approprier leur pays et se dire les quatre vérités. Même si d’autres tirent des ficelles, c’est d’abord à nous, Centrafricains, de trouver la solution. Celle-ci sera d’abord politique et non militaire. Elle se fera par le dialogue et en acceptant des sacrifices. Car nous avons déjà dialogué, mais il faut par la suite appliquer les décisions qui sont prises.

Je crois également que la communauté internationale doit renforcer les autorités afin de donner une crédibilité à notre Etat. Celui-ci a été touché dans ses fondements. Les gens continuent de parler de lui, mais il n’existe plus, c’est un squelette vivant. Il faut l’habiller, en soutenant par exemple le sous-préfet quand celui-ci est envoyé en zone rebelle. Il faut que la communauté internationale joue franc-jeu et permette aux fonctionnaires d’assumer leur rôle. Nous ne sommes pas dupes des agendas cachés. Avec l’arrivée des Russes, nous voyons bien que notre pays et ses richesses naturelles attirent des convoitises. Mais au moment où l’on parle de guerre géostratégique entre grandes puissances, les pauvres meurent.