Edouard Philippe est arrivé tôt, vers 7 heures, dans son bureau ce mardi 4 décembre. Le premier ministre voulait avoir le temps de préparer son discours, en peser chaque mot. Ce discours qu’il devait lire, face caméra en direct de Matignon en milieu de journée, doit désamorcer la colère des « gilets jaunes » alors que de nouvelles manifestations sont annoncées samedi 8 décembre et que la convergence des mécontentements menace.

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Selon nos informations, sont donc suspendues pendant six mois la hausse de la taxe carbone, la convergence diesel-essence et la hausse de la fiscalité sur le gazole entrepreneur non routier. De même, le gouvernement renonce provisoirement à l’alourdissement des conditions de contrôle technique sur les automobiles qui était prévu l’an prochain. Il s’engage aussi à ce qu’il n’y ait pas de hausse du tarif de l’électricité d’ici à mai 2019.

Le gouvernement a donc finalement décidé « un énorme gel », comme le dit un conseiller de l’exécutif. Ce recul concerne les mesures qui ont mis les Français dans la rue, mais aussi celles susceptibles de rogner encore plus leur pouvoir d’achat au 1er janvier 2019 et de relancer leur exaspération. « On a entendu la colère des Français. On a compris que les Français veulent que le travail paye mieux », explique un conseiller de l’exécutif, qui rappelle que la revalorisation automatique du smic et la hausse prévue de la prime d’activité se traduiront par une augmentation de 3 % du salaire minimum net.

Plan de sortie de crise

Pendant cette période de moratoire, outre la grande concertation prévue dans les territoires sur la transition écologique, l’exécutif va organiser un débat sur les mesures d’accompagnement pour en adoucir la facture. « On va rediscuter du plan de 500 millions. S’il faut, on le modifiera », explique un proche du pouvoir. Une réunion sera par ailleurs organisée, comme l’a suggéré la CFDT, avec les partenaires sociaux sur la mobilité du quotidien. « Enfin on organisera un grand débat sur l’impôt et les dépenses publiques », poursuit un conseiller.

Edouard Philippe a réservé la primeur de ses annonces au groupe parlementaire de La République en marche (LRM), qu’il a rencontré mardi dans la matinée. Il n’aura pas en revanche l’occasion d’expliquer sa démarche aux « gilets jaunes », puisque la rencontre qui était prévue mardi après-midi avec des représentants du mouvement a été annulée, faute de participants. La plupart des membres de la délégation qui étaient prêts à se rendre à Matignon ont renoncé pour « des raisons de sécurité », faisant état de menaces d’autres « gilets jaunes ».

Les deux têtes de l’exécutif ont arrêté leur plan de sortie de crise lundi soir, après une réunion à l’Elysée autour d’Emmanuel Macron à laquelle avaient été conviés une douzaine de ministres dont François de Rugy (transition écologique), Agnès Buzyn (santé), Christophe Castaner (intérieur) ou encore Bruno Le Maire (économie).

Changer de méthode de travail

Face à la crise qui ne cesse de s’envenimer, l’exécutif ne pouvait plus s’acharner à « tenir le cap » comme il s’évertuait à le faire depuis le début du mouvement. Il lui fallait bouger, plus personne ne le contestait au sein du pouvoir. Même ceux qui, au gouvernement, trouvent, comme ce ministre, « injuste » ce qui se passe. Ou qui jugent, comme cet autre, que « la France n’aime rien tant que de porter quelqu’un au pouvoir puis de lui couper la tête ».

L’heure n’est plus à l’introspection collective sur ce qui a été bien fait et sur ce qui a manqué. Mais aux décisions. « Emmanuel Macron a compris que s’il ne baissait pas sa culotte pour prendre une fessée, il n’aurait plus de jambes », ajoute un proche du chef de l’Etat. Le président de la République qui a multiplié, ces dernières semaines, les séances d’autocritique sur sa manière d’être et son exercice du pouvoir, ne pouvait plus se contenter de changer sa méthode de travail. « Le terrain devait être éclairci d’ici mercredi. Avant que la dynamique de la mobilisation ne se mette en place pour samedi prochain », explique un conseiller de l’Elysée.

D’autant que lundi, les « gilets jaunes » ont continué à bloquer de nombreux ronds-points dans le pays, provoquant des pénuries de carburant en Bretagne et des kilomètres de bouchons à la frontière espagnole. Surtout, le gouvernement a observé avec inquiétude le début d’une addition des mécontentements dont il redoute qu’elle ne se transforme en coalition.

Lundi, des blocages ont eu lieu dans plus d’une centaine de lycées en France pour protester contre la réforme du baccalauréat et la mise en place de la plate-forme d’orientation Parcoursup. Le même jour, les ambulanciers ont également stationné, sirènes hurlantes, sur le pont de la Concorde devant l’Assemblée nationale et rue de Rivoli pour réclamer la suspension d’une réforme du financement des transports sanitaires. De son côté, la CGT a appelé à une journée d’action le 14 décembre, et la Fédération nationale des syndicats d’exploitants agricoles (FNSEA) a annoncé que les agriculteurs seraient aussi dans la rue la semaine prochaine.

Incident colmaté

Le gouvernement souhaite également éviter à tout prix que le mouvement des « gilets jaunes » ne finisse par bloquer l’exercice parlementaire. Comme l’a fait l’affaire Benalla en juillet, qui avait eu pour conséquence le report de la révision constitutionnelle. Lundi après-midi, certains députés de l’opposition ont tenté de bloquer le vote du projet de loi de financement de la Sécurité sociale. L’incident a été colmaté, mais le climat dans l’hémicycle reste tendu.

Après s’être exprimé devant le groupe, Edouard Philippe devait se livrer à l’exercice des questions au gouvernement, mardi après-midi. Toute l’action de l’exécutif est désormais focalisée sur la réponse à la crise. Emmanuel Macron a annulé son voyage en Serbie, prévu mercredi et jeudi. Le premier ministre a renoncé, lui, à se rendre en Pologne pour la COP24. Les agendas de plusieurs ministres ont été bouleversés. Jean-Michel Blanquer, le ministre de l’éducation, son secrétaire d’Etat Gabriel Attal ainsi que Frédérique Vidal, la ministre de l’enseignement supérieur, ont annulé les déplacements prévus lundi, afin de ne pas mobiliser des policiers.

Jusqu’à présent, l’exécutif refusait de bouger, craignant qu’un recul n’obère la suite du quinquennat. Mardi 27 novembre, Emmanuel Macron avait annoncé une grande concertation décentralisée dont les modalités restent à définir et un mécanisme complexe de taxe carbone flottante qui se traduisait par le maintien des hausses de taxe au 1er janvier. Les violences de samedi, à Paris comme dans de nombreuses villes de province, ont changé la donne.

« Il faut accepter le mouvement »

Désormais, l’entourage s’échine à expliquer que « pour préserver la capacité de réforme justement, le gouvernement doit bouger ». Sur RTL, mardi matin, Stanislas Guerini, tout nouveau délégué général de LRM, a commencé le travail de pédagogie. « Si on veut continuer à réformer le pays, parce que cet objectif-là, il n’est pas abandonné, si on veut continuer à valoriser le travail, si on veut continuer à faire la transition environnementale, eh bien il faut retrouver les conditions d’un débat apaisé », a insisté le député de Paris, qui reconnaît avoir « évolué » sur le sujet.

Les mêmes voix qui, au sommet de l’Etat, prédisaient qu’un recul du gouvernement sonne la fin du quinquennat expliquent maintenant l’inverse. « On a été élus pour être mobiles, comprendre, défaire ce qu’on a fait si ça ne convient pas », juge un proche d’Emmanuel Macron, qui regrette que le chef de l’Etat ait cédé il y a une semaine à « une coalition de budgétaires et d’écologistes radicaux ». « Il faut accepter le mouvement, on ne peut pas être figé », explique un ministre, qui cite Churchill – « To improve is to change. So to be perfect is to change often. »

Pour l’instant, fait-on savoir à l’Elysée, Emmanuel Macron n’a pas prévu de s’exprimer devant les Français. Le chef de l’Etat, qui cristallise la colère des manifestants, se tient toujours en retrait, préférant envoyer son premier ministre Edouard Philippe en première ligne. Mais l’idée d’une rencontre entre les députés LRM et le président de la République dans les prochains jours est évoquée. Au plus fort de la crise Benalla, son intervention face aux élus, dans les jardins de la Maison de l’Amérique latine à Paris, avait remobilisé les troupes. « Qu’ils viennent me chercher », avait lancé, bravache, Emmanuel Macron. Les « gilets jaunes » l’avaient manifestement entendu.