Editorial du « Monde ». Il faut le reconnaître : il y a trois semaines, personne, pas même les premiers « gilets jaunes », n’imaginait l’ampleur, l’intensité et la violence du mouvement qui est en train d’ébranler le pouvoir exécutif. Sauf les amateurs de comparaisons hasardeuses, personne n’imaginait que ce feu de brousse, déclenché par l’étincelle de la hausse des prix de l’essence, pourrait entraîner une crise sociale et politique qui est bien près d’être comparable aux révoltes de celles de mai 1968 ou de l’automne 1995 : insaisissable et incontrôlable.

Comme lors de ces précédents, cette incompréhension initiale – dont nous ne nous exonérons pas – explique l’engrenage dans lequel est pris le gouvernement. A chaque étape de l’embrasement actuel, il a sous-estimé la menace et réagi avec un temps ou deux de retard.

Trois semaines de décalage

Au lendemain du premier samedi de mobilisation, le premier ministre a, ainsi, répété que le cap de sa politique était le bon et écarté sans ménagement l’aide que lui proposait le secrétaire général de la CFDT, Laurent Berger. Au lendemain du deuxième samedi, le président de la République a voulu élargir le débat à la question de la transition écologique et admis qu’un grand débat national sur le sujet, négligeable une semaine auparavant, était désormais salutaire. II n’a fait qu’attiser la colère de « gilets jaunes » toujours plus convaincus qu’il tenait pour secondaires leurs anxiétés de « fin de mois ».

Enfin, après le 1er décembre et le déchaînement de violence dans la capitale et dans plusieurs villes, le pouvoir s’est résolu à faire un geste significatif : moratoire de six mois sur la hausse des prix des carburants, et en particulier du diesel et du gazole non routier, programmée en janvier, et pause pendant trois mois des prix de l’électricité et du gaz. En clair, il vient de répondre, avec trois semaines de décalage, aux revendications qui avaient mis le feu aux poudres. Trop peu, trop tard, ont inévitablement répliqué bon nombre de porte-voix du mouvement – et avec eux, sans vergogne, les oppositions de tout poil.

Crédibilité ruinée

L’obsession de ne pas paraître reculer devant la rue a donc fait perdre trois semaines au gouvernement et le place désormais au centre de contradictions périlleuses. Les mesures annoncées mardi 4 décembre sont tout sauf anodines puisqu’elles représentent, au minimum, 2 milliards d’euros de manque à gagner pour l’Etat et fragilisent une équation budgétaire déjà compliquée. Mais elles sont considérées comme « des miettes » par les « gilets jaunes ».

Contradiction encore : le pouvoir lâche du lest sur la fiscalité écologique pour crédibiliser sa volonté d’apaisement. Mais, ce faisant, il risque de ruiner la crédibilité de toute sa stratégie politique qui reposait, au contraire, sur la mise en œuvre sans retard ni faiblesse des promesses du candidat Macron en 2017.

Contradiction toujours : à un mouvement effervescent dont la colère et les revendications grossissent au jour le jour, il oppose une démarche raisonnée qui suppose non seulement des débats complexes pendant des semaines mais aussi une méthode de gouvernement aux antipodes de celle qu’il a pratiquée jusqu’à présent. Cruelle contradiction, enfin, pour le président lui-même : se taire peut donner le sentiment qu’il est dépassé par la situation, parler menace d’aiguiser un peu plus le rejet dont il est victime.

De toutes ces contradictions, on voit mal, à ce stade, comment le président et le gouvernement vont pouvoir se dépêtrer.

Notre sélection d’articles pour tout comprendre aux « gilets jaunes »

Les origines du mouvement :

Carburant, pouvoir d’achat : les raisons de la colère

La réponse des partis politiques

Que va devenir le mouvement ?

Nos chroniques et tribunes