Reflet de « gilets jaunes » dans le casque d’un sapeur-pompier à Antibes, le 1er décembre 2018. / Eric Gaillard / REUTERS

Dakar, Bamako, Tunis ou Abidjan… Les images de la France insurgée – les fameux « gilets jaunes » – tournent en boucle sur les réseaux sociaux africains. Images et commentaires qu’Edith Brou observe depuis la Côte d’Ivoire, où elle est installée. Pour cette figure de la blogosphère ouest-africaine, collaboratrice du Monde Afrique, « le soutien aux manifestants n’est pas totalement acquis ». Selon son analyse des réseaux, les internautes estiment que « les Français se plaignent pour peu alors qu’ils vivent dans un environnement où la plupart des conditions sont réunies, quand les Africains vivent des réalités quotidiennes beaucoup plus difficiles ».

La situation française suscite même parfois une pointe de crainte, qu’elle observe sous la plume d’un professeur d’université ivoirien pour qui « la réussite de la mobilisation grâce aux réseaux sociaux est un potentiel danger pour nous en Afrique ». « Nos chefs d’Etat vont visser encore plus l’accès aux réseaux sociaux pour étouffer toute possibilité d’expression en dehors des voies classiques », écrit-il.

Plus globalement, les internautes se saisissent aussi de ces événements pour sourire un peu et tacler la France. A Bamako, des messages humoristiques circulent sur WhatsApp. « Bamako suit avec une attention particulière la crise qui sévit à Paris, appelle les différentes parties au respect des valeurs de liberté d’expression et condamne les actes de violence. Nous appelons les différentes parties à la retenue et au dialogue », signait un Malien, le week-end dernier, provoquant l’hilarité. « Sinon, nous allons intervenir militairement », a même répondu un autre, lundi soir. Un ton diplomatique plein d’humour qui n’est pas sans rappeler les messages, cette fois-ci authentiques, envoyés par la France aux autorités de Bamako lors des différentes crises qui ont secoué le Mali dernièrement.

De même, à Ouagadougou, une directrice d’agence de communication manifeste un sentiment d’étonnement à l’idée que « ceux qui veulent nous corriger et nous surveiller ne sont pas du tout en mesure de le faire chez eux ».

« C’est fini Paris »

A Tunis aussi, cet épisode est replacé dans une perspective historique et réveille quelques rancœurs. Une partie des Tunisiens gardent en effet une certaine amertume de la couverture des attentats de 2015 au Bardo, à Sousse et à Tunis par les médias étrangers, notamment français, à qui ils reprochaient d’être trop alarmistes. « C’est fini Paris », ont publié certains internautes, avec en arrière-plan des images de pneus brûlés sur les Champs-Elysées. Une référence au titre d’un article de Libération en 2015, « C’est fini la Tunisie, c’est fini le tourisme », qui avait fait polémique (il s’agissait en réalité d’une citation d’un guide touristique local).

D’autres internautes renvoient eux à 2011, lorsque Michèle Alliot-Marie, alors ministre des affaires étrangères de Nicolas Sarkozy, avait proposé de fournir au gouvernement de Ben Ali le savoir-faire de la France en matière de maintien de l’ordre. Et proposent à leur tour l’expertise tunisienne en matière de répression des manifestations… Par ailleurs, dans les palais de plusieurs capitales africaines, certains s’étonnent de la « mollesse » des autorités : « En France, vous n’avez ni armée, ni police pour dégager tout ça ? Qu’ils rafalent ces imbéciles et tout rentrera dans l’ordre », propose ainsi un conseiller d’un président ami de Paris.

En Algérie, le mouvement des « gilets jaunes » est suivi avec un mélange de surprise et d’admiration. Beaucoup d’internautes relèvent, en pensant à la léthargie algérienne, cette capacité qu’ont eue des Français anonymes de dépasser les cadres politiques pour s’exprimer. Achour Mihoubi, architecte et blogueur, l’exprime en notant l’usage inattendu d’un gilet qui sert d’habitude aux conducteurs tombés en panne. « User de cette camisole pour exprimer un cri de détresse poussé par de larges franges de la population est un coup de génie tant symbolique que mobilisateur. Un coup de com' pour identifier un mal profond renversant de simplicité et de limpidité et qui peut mettre un pays sens dessus dessous », écrit-il.

Coupé-décalé

Dans ce pays aux liens forts avec la France, le mouvement est suivi avec intensité dans la presse. Même le très officiel El Moudjahid a consacré un éditorial, sous le titre de « Jacquerie française ? », à ce « mouvement populaire des “indignés” en action dans toute la France » et dont « l’exaspération » face à l’absence de réponse « remet en cause de fond en comble l’ordre existant ». Pour le journal El Watan, « Emmanuel Macron doit se départir de son intransigeance, montrer qu’il a entendu le message de ras-le-bol des défavorisés ».

Et un internaute camerounais, Cabrol Bamou, doctorant en philosophie politique à l’université de Dschang, de rappeler, via le compte WhatsApp du Monde Afrique, qu’« il ne serait pas excessif de dire que le peuple de France parle à l’Afrique » et qu’« il importe que l’Afrique tire les leçons de cette crise. Pour les politiques : qu’ils sachent que le peuple n’est jamais acquis définitivement, qu’il n’est morose et terne que de manière sporadique. […] Au peuple africain : il importe de savoir qu’un mouvement peut se mettre sur pied sans avoir besoin de l’onction d’une quelconque élite. Il importe pour les Africains de savoir que la cause commune est largement supérieure aux petits arrangements réduits à notre stricte individualité. »

Et pour terminer sur une note musicale, le mouvement de contestation français a désormais un hymne version coupé-décalé : le morceau « Gilet jaune », du rappeur toulousain Kopp Johnson, qui cumule plus de 3,5 millions de vues sur YouTube.

KOPP JOHNSON - GILET JAUNE (clip officiel)
Durée : 02:19