L’entreprise publique qui exploite le métro de Cochin, en Inde, a confié la quasi-totalité des postes de billetterie à des femmes. Ici, à la station MG Road. / GD/LE MONDE

Des petites chenilles colorées serpentent sur un long viaduc. Composées de trois wagons, elles se faufilent dans la jungle urbaine de Cochin, plus grande agglomération du Kerala (2,7 millions d’habitants), à la pointe sud de l’Inde. Les rames sont climatisées, et les quais le long desquels elles s’arrêtent sont à ce point immaculés qu’ils semblent surréalistes dans ce pays où ­règnent habituellement le chaos et la saleté.

L’air de rien, ces petites chenilles, entrées en service en juin 2017 après seulement trois ans de travaux, sont en train de transformer la vie quotidienne. Comme tout métro, elles font gagner du temps, en parcourant en 35 minutes un trajet qui peut nécessiter jusqu’à deux heures de voiture. Mais elles sont « bien plus que cela », expliquent les dirigeants de la société à capitaux publics qui a mis en œuvre et exploite le projet, la Kochi Metro Rail Limited (KMRL), dont le siège bleuté jouit d’une vue imprenable sur l’un des innombrables bras de mer de ce port de commerce tropical.

« Obligations sociales »

« Lorsqu’une femme touche un salaire, l’argent a plus de chances de bénéficier à toute la famille que lorsque c’est l’homme de la maison qui le gagne »

Dans le droit fil des politiques menées depuis des années par cet ultime bastion marxiste du sous-continent que constitue le Kerala, où la densité humaine (860 habitants au kilomètre carré), le taux d’alphabétisation (98,9 %) et l’espérance de vie (74 ans) sont les plus élevés du pays, ce métro aérien est tenu de respecter « des obligations sociales », selon l’expression de Mohammed Hanish, le directeur général de KMRL. Sa priorité : offrir plus d’emplois aux femmes qu’aux hommes. « Lorsqu’une femme touche un salaire, l’argent a plus de chances de bénéficier à toute la famille que lorsque c’est l’homme de la maison qui le gagne », fait valoir Kodaganallur Ramamoorthy Kumar, directeur financier de KMRL.

Lancé en 2012 après plus d’une décennie d’atermoiements, le métro de Cochin a noué un partenariat avec Kudumbashree, une association sous tutelle des pouvoirs publics qui œuvre en faveur des femmes des milieux défavorisés. La société KMRL lui sous-traite le recrutement de centaines de femmes pour les postes consacrés à la vente des billets, à la gestion de la clientèle aux bornes de compostage, ainsi qu’à l’entretien des stations et des espaces verts créés le long de la ligne de 25 kilomètres, qui en fera 27 lorsque les travaux d’extension seront achevés, fin 2019. Aujour­d’hui, 657 femmes travaillent pour le métro à travers Kudumbashree et 73 autres bénéficient d’un emploi direct auprès de KMRL, parmi lesquelles 7 conductrices et 24 ingénieures. Résultat : 60 % des effectifs globaux sont féminins. « Un cas ­unique au monde », clame fièrement M. Kumar.

Un quota d’emploi pour les transgenres

Entièrement accessible aux handicapés, le métro a en outre fixé un quota d’emplois réservés aux personnes transgenres. Non que le métro se soit mis en tête de résoudre leurs difficultés d’intégration dans la société : « Nous souhaitons ­simplement démontrer leur employabilité, afin de réduire l’ostracisme qui se manifeste à leur égard sur le marché du travail », précise M. Kumar. A ce stade, l’initiative n’est pas concluante. Alors qu’il était prévu d’embaucher une soixantaine de personnes transgenres, certaines ont démissionné au bout de quelques semaines et elles ne sont plus qu’une vingtaine. Mises en avant dans les médias, beaucoup ont en effet été répudiées par leur famille et se sont retrouvées sans domicile.

Alors qu’il était prévu d’embaucher une soixantaine de personnes transgenres, certaines ont démissionné au bout de quelques semaines.

« Comme le reste des habitants, elles ont été victimes de la flambée du mètre carré dans les quartiers desservis par le métro. En ville, l’offre se tarit et pour un studio, il faut compter 15 000 roupies de loyer par mois [187 euros], soit à peu près le salaire que KMRL verse à ses employées », analyse Devika Jayakumari, chercheuse au Centre for ­Development Studies (CDS) de Trivandrum (la capitale du Kerala), qui ajoute qu’« en lointaine banlieue, on trouve un toit pour 9 000 roupies, mais on met deux heures pour gagner Cochin. En fait, le métro est en train de vider le centre-ville ».

Un pari sur le long terme

Il faut dire que la pierre est un élément-clé de l’équation économique. « Nulle part dans le monde, la billetterie ne peut assurer à elle seule la rentabilité d’un métro », concède M. Kumar, avant d’énumérer les autres sources de revenu prévues à Cochin pour équilibrer un investis­sement s’élevant à 66 milliards de roupies (825 millions d’euros), financé à 32 % par l’Agence française de développement (AFD) : promotion immobilière, vente d’espaces publicitaires, sponsoring des stations par une firme privée…

« Le métro de Cochin est un enfant qui vient juste d’apprendre à marcher, il est trop tôt pour établir un premier ­bilan »

S’agissant de la fréquentation, KMRL doit encore faire ses preuves. Si, à terme, lorsqu’une deuxième ­ligne sera construite, le métro espère transporter 360 000 passagers par jour, il n’en enregistre à l’heure actuelle que 30 000 en moyenne. « Contrairement aux métros de Delhi, Bangalore ou Chennai, où il a fallu du temps pour attirer les voyageurs, nous atteignons un niveau honorable, dix-huit mois après l’inauguration. Le métro de Cochin est un enfant qui vient juste d’apprendre à marcher, il est trop tôt pour établir un premier ­bilan », plaide son directeur financier.

Dans cette agglomération complètement congestionnée par l’automobile – laquelle assure 27 % des déplacements – et où la population a bondi de près de 40 % en dix ans, selon les extrapolations réalisées à partir des chiffres du recensement de 2011, le métro est un pari sur le long terme. Qui espère réussir grâce à son intermodalité physique et tarifaire avec les bus, les taxis, les rickshaws et les bateaux, une première en Inde. Et grâce à sa dimension écologique : les panneaux solaires qui couvrent les toitures de ses stations assurent 40 % des besoins énergétiques de l’infrastructure.

Cet article appartient à un supplément réalisé dans le cadre d’un partenariat avec l’Agence française de développement.