Des milliers d’Ingouches manifestent depuis plusieurs semaines (ici le 27 novembre) à Magas, leur capitale, s’estimant lésés par le tracé entre leur région et la Tchétchénie voisine. / Musa Sadulayev / AP

Un mélange d’abattement et d’amertume s’est emparé du petit territoire de l’Ingouchie, dans le Caucase du Nord, après la décision prise jeudi 6 décembre par la Cour constitutionnelle de Russie de reconnaître la légitimité d’un accord controversé sur le tracé d’une frontière avec la Tchétchénie. Signé début octobre par les chefs de ces petites Républiques voisines à majorité musulmane, toutes deux membres de la Fédération de Russie, cet accord a provoqué une fronde inédite chez les Ingouches, qui s’estiment lésés par le partage.

En réaction, des milliers de protestataires ont manifesté pendant des semaines, jusqu’à occuper nuit et jour l’espace public à Magas, la capitale, un phénomène inconnu jusqu’ici en Russie. Ils ont porté l’affaire devant les tribunaux pour dénoncer des fraudes lors de la ratification de l’accord par le Parlement local, et réclamé un référendum. Le 30 octobre, la Cour constitutionnelle ingouche leur a donné raison en estimant que l’accord ne pouvait « entraîner aucune conséquence juridique pour les autorités, les organisations et les citoyens de la République d’Ingouchie avant qu’il ne soit approuvé par un référendum ». En vain.

Le document « sur l’établissement des frontières entre l’Ingouchie et la Tchétchénie ne contredit pas la Constitution de la Fédération de Russie », a tranché Valeri Zorkine, président de la Cour Constitutionnelle russe, qui siège à Saint-Pétersbourg, fermant ainsi la porte du dernier recours.

De rage, Barakh Tchermourziev, un ex-enseignant en économie devenu l’un des piliers de la contestation à Magas, a écrit sur son compte Facebook :

« Il n’y a que les faibles qui réclament justice, les forts l’instaurent eux-mêmes (…) Il est temps de passer de la posture humiliante du “toujours demandant” à celle d’un homme qui “exige” la justice. Il est temps de comprendre dans quel système nous vivons. C’est un système cruel, impitoyable, cynique… »

Dans l’esprit des contestataires, il ne fait pas de doute que le Kremlin soutient le projet.

Joint par téléphone, le député Zakri Mamilov, qui avait fait le déplacement jusqu’à Saint-Pétersbourg afin de plaider la cause ingouche, dénonce lui aussi « une décision purement politique ». « La majorité du peuple et des élus ne le perçoit pas autrement, nous allons donc insister pour organiser un référendum parce qu’il y a eu une décision de notre Cour constitutionnelle et que personne ne l’a annulée », souligne-t-il, avant d’ajouter dans un soupir : « Aujourd’hui, 99 % de la population ingouche est en deuil. »

Une humiliation de trop

La Commission électorale ingouche a cependant indiqué qu’elle ne donnerait pas suite à la demande d’une consultation populaire. Le chef de ce petit territoire de moins de 500 000 habitants, Iounous-Bek Evkourov, a bien tenté de se montrer rassurant : « La frontière qui est définie est purement nominale, il n’y aura ni fil barbelé ni poste frontière. » Au contraire, a-t-il plaidé, « nous voulons donner l’exemple à toutes les régions du Caucase nord ». Mais depuis le début du litige, son autorité est de plus en plus contestée.

Pour une majorité d’Ingouches, ce partage, qui les prive selon eux de près de 10 % de leurs terres, est une humiliation de trop. Déportés comme les Tchétchènes sous Staline, ils n’ont jamais admis la perte, à leur retour, d’une partie de leur territoire au profit de l’Ossétie du Nord. Ils se sentent d’autant plus floués aujourd’hui qu’à la différence des Tchétchènes – avec lesquels ils formaient un seul et unique territoire du temps soviétique –, ils n’ont jamais eu de velléité indépendantiste, se tenant même à l’écart des deux guerres russo-tchétchènes dans les années 1990-2000. Pauvre, l’Ingouchie revendique aujourd’hui une identité fondée sur son seul bien, sa terre.

Une grande partie de ses habitants se méfient également du chef tchétchène, Ramzan Kadyrov, qui affiche de plus en plus ses ambitions sur la région. Installé au pouvoir en 2007 par Vladimir Poutine, il bénéficie depuis du soutien sans faille du chef du Kremlin. « Je suis reconnaissant aux juges qui ont pris une décision juste, a-t-il déclaré à la presse au soir de la décision de la Cour constitutionnelle de Russie. Et j’invite tous ceux qui sont intéressés par le territoire frontalier de la République tchétchène à venir le développer et à investir. »

Pour Neil Hauer, un expert spécialiste de la région :

« Les frontières dans toute la région ont été changées tant de fois, avant et pendant la période soviétique, que la légalisation d’un nouveau changement ouvre une boîte de Pandore ».