Des lycéens et étudiants, le 11 décembre, à Paris / LUCAS BARIOULET POUR LE MONDE

La chronique philo, par Thomas Schauder. Alors que certains lycéens voient leurs parents occuper des ronds-points ou se confronter aux forces de l’ordre, une partie de la jeunesse française veut se faire entendre. Comme à chaque mobilisation de ce type, ces jeunes doivent faire face à un problème de légitimité. Ce mouvement est-il justifié ? Le lycée est-il un outil de travail ? Un lycéen peut-il être gréviste ? Mais surtout, ces jeunes ne chercheraient-ils pas simplement une bonne excuse pour sécher les cours ? Ami(e) lycéen(ne), voici quelques réponses pour affirmer ton droit d’être en désaccord.

On reproche souvent aux jeunes de ne pas savoir pourquoi ils mènent ces actions, ou d’avoir seulement envie de tout casser. Il faut commencer par distinguer les fins et les moyens : les manifestations, les blocages, voire les actes de dégradation ne sont que des moyens pour se faire voir et entendre.

Certains peuvent s’interroger sur l’efficacité de ces moyens, car si le blocage d’une route perturbe le trafic et une grève fait perdre de l’argent à un patron, quels effets d’ampleur une grève lycéenne ou étudiante pourrait-elle bien provoquer ? On pourrait retourner la question : si cela n’avait aucun effet, pourquoi emploierait-on un dispositif policier comme celui du 6 décembre à Mantes-la-Jolie ?

Choquer pour dissuader

Comme tout un chacun, je suis choqué qu’on mette le feu devant un établissement scolaire, et je pense qu’il faut rappeler à l’ordre ceux qui mettent les autres en danger. Mais la vidéo que nous avons vue contient un message : il s’agit d’impressionner, de choquer, pour dissuader. En réalité, la jeunesse éduquée de France, durement touchée par le chômage et inquiète de l’avenir, est bien moins consciente de sa propre puissance que le pouvoir qui fait semblant de ne pas l’entendre.

Il y a des étudiants très conscients de ce qu’ils font dans ce mouvement

Plus profondément, que répondre à ceux qui affirment que les jeunes ne défendent aucune cause, qu’ils n’ont pas de conscience politique et qu’ils n’ont donc aucune bonne raison d’être là ? D’abord, qu’il faut les écouter : il y a des lycéens et des étudiants très conscients de ce qu’ils font dans ce mouvement.

Le constat avait été le même lors de la dernière présidentielle. Le taux d’abstention élevé des moins de 30 ans ne signifie pas qu’ils sont dépolitisés, mais qu’ils ne trouvent pas une offre politique susceptible de les représenter (le mouvement des « gilets jaunes » est d’ailleurs l’un des symptômes de cette crise de la représentation).

Là encore, nous pouvons retourner le problème : comment se fait-il qu’on reproche aux jeunes de ne rien connaître à la vie politique et « en même temps » qu’on exige d’eux de se mobiliser aux urnes ? Préférons-nous qu’ils votent en troupeau, sans rien savoir des tenants et aboutissants de leur choix ?

La conscience naît dans la pratique

A cet égard, l’institution scolaire a une responsabilité ; celle-ci est censée permettre à chacun « de développer sa personnalité, d’élever son niveau de formation initiale et continue, de s’insérer dans la vie sociale et professionnelle, d’exercer sa citoyenneté » (selon le code de l’éducation). Or la citoyenneté n’est rien sans une éducation politique. C’est pourquoi Condorcet estime, dans ses Cinq mémoires sur l’instruction publique, que celle-ci devait être assurée tout au long de la vie.

« Il faut que chaque homme soit instruit des nouvelles lois qui sont proposées ou promulguées (…) Comment sans cette instruction pourrait-il connaître les hommes par qui sa patrie est gouvernée et (…) savoir quels biens ou quels maux on lui prépare ? Comment sans cela une nation ne resterait-elle pas divisée en deux classes, dont l’une, servant à l’autre de guide (…) exigerait une obéissance vraiment passive, puisqu’elle serait aveugle ? Et que deviendrait alors le peuple, sinon un amas d’instruments dociles ? »

Aujourd’hui, l’instruction politique que Condorcet appelait de ses vœux ne se fait plus verticalement par l’école, le parti ou le syndicat. Par comparaison, les étudiants de mai 68 avaient reçu une instruction politique très forte et beaucoup avaient lu Marx, Trostki ou Mao. Par contre, ils n’étaient souvent pas armés pour remettre ces dogmes en question.

L’instruction politique peut naître (...) en discutant avec les autres grévistes, en réfléchissant aux désaccords

Cette instruction politique, en revanche, peut naître dans l’action : en discutant avec les autres grévistes, en réfléchissant aux désaccords et aux revendications, en apprenant les chants et les slogans… C’est ainsi qu’un élève qui, initialement, faisait peut-être grève pour ne pas aller en cours commence à s’interroger, et se forge un début de conscience politique.

Quand des adultes reprochent aux lycéens de ne pas être à leur place, c’est profondément injuste. Ces jeunes ne font-ils pas partie de la société ? Ne subissent-ils pas comme les autres les effets des décisions politiques ?

Et quand bien même ils ne sauraient pas pourquoi ils manifestent, quel militant, même parmi les plus chevronnés, n’a pas commencé comme eux ? Qui n’a jamais manifesté pour accompagner quelqu’un, séduire un(e) camarade, ou faire comme le voisin ? Que certains lycéens en profitent pour se décharger de leur violence est aussi regrettable qu’inévitable. Mais qu’on se réjouisse, plutôt, de voir des jeunes se mobiliser pour autre chose que pour consommer des gadgets inutiles ou acclamer d’éphémères starlettes !

A propos de l’auteur

Thomas Schauder est professeur de philosophie en classe de terminale à Troyes (Aube). Vous pouvez retrouver l’intégralité de ses chronique philo, publiées un mercredi sur deux, sur Le Monde.fr/campus, et sur son site Internet, qui référence également ses autres travaux.