La manifestation des « gilets jaunes » venait de se terminer dans l’est parisien. Il était autour de 19 h 20, quand l’avenue Parmentier, à dix minutes à pied de la place de la République, a été le théâtre, samedi 8 décembre, d’un « chaos » qui hante encore Agnès Valverde, patronne d’un magasin de fleurs à la hauteur du métro Goncourt.

Des silhouettes noires, cagoulées, visages masqués se sont engouffrées, dans l’avenue, d’un pas lent, comme en terrain conquis, à l’affût d’un butin. Leurs regards glaçaient d’effroi ceux qui les ont croisés. L’un d’eux lançait : « On casse tout ! Saignez-les ! », se souvient Christophe, pharmacien sur cette avenue bordée d’arbres du 11e arrondissement.

Vingt minutes se sont écoulées avant que n’arrivent les forces de l’ordre. Laissant à la nuée de pilleurs porteurs de bouteilles d’alcool vides le temps de brûler une voiture, de briser des vitrines, de blesser un patron de bar qui tentait de protéger sa caisse.

Les commerçants, principales victimes des casseurs

Depuis le 24 novembre, douze arrondissements parisiens ont été la cible de violences en marge des manifestations des « gilets jaunes ». A chaque fois, les commerçants ont été les principales victimes des casseurs.

Avenue Parmentier, moins d’une semaine après le saccage, la peur ne les quitte plus. Frédéric, le caviste, préférerait « ne plus en parler, pour éviter que la hargne ne revienne », dit-il. Dix clients, dont un couple avec un enfant de trois mois, sont restés bouclés avec lui dans sa boutique. Ils étaient venus déguster ses champagnes.

II a réussi à baisser le rideau de fer pour que les casseurs ne pénètrent pas dans le magasin. « On leur faisait face. On les voyait, raconte-t-il. J’ai tenté de les raisonner, de leur dire de se calmer, mais on n’avait pas affaire à des idéalistes », soupire-t-il devant sa vitrine fracassée.

« Pourquoi ? demande Agnès Valverde, fleuriste. C’est injuste de s’en prendre à nous. On n’est pas des patrons du CAC 40. Moi, je travaille dur depuis que j’ai 16 ans. »

Sandrine travaillait, ce soir-là, chez Mme Valverde, la fleuriste du trottoir d’en face. Elle est encore tremblante quand elle évoque, moins d’une semaine après, ce « tsunami » : « On s’est dit : c’est bon, on va y passer ! » Mme Valverde avait fixé des planches de bois sur sa devanture, éteint les lumières. « On s’est terrées, mes salariées et moi, dans le fond du magasin, avant d’aller se réfugier chez des voisins, raconte-t-elle. Mais j’avais peur que les casseurs fassent un feu de joie avec les sapins sur le trottoir. »

Quatre jours après, assise sur son bureau, au-dessous d’un bouquet d’immortelles, elle se sent « triste, désabusée ». « Pourquoi ? demande-t-elle. C’est injuste de s’en prendre à nous. On n’est pas des patrons du CAC 40. Moi, je travaille dur depuis que j’ai 16 ans. »

Adel Ouarda a, lui, « la boule au ventre rien que d’y penser ». Le boulanger était dans son fournil quand son employée l’a alerté. Il a « fermé le rideau et la lumière », avant de se poster sur le trottoir, les bras en croix devant sa vitrine, pour protéger ses tartelettes, ses macarons aux framboises… « S’il vous plaît, ne cassez pas ! », a-t-il supplié. « Ils m’ont épargné. Mais durant ces minutes, dit-il, on a eu le sentiment d’être abandonnés. »

« Vous, les bourgeois, on va vous fumer ! »

Au comptoir de la pharmacie la plus proche, Florence Robert raconte qu’elle a « tout juste eu le temps de rendre la monnaie à une dame », quand elle a « entendu la vitrine s’effondrer. Ils tapaient sur la devanture. Je me suis mise devant en criant : allez-vous en, tirez-vous de là ! » « Ils étaient au moins huit, se souvient-elle. On aurait dit un essaim de chiens enragés, pris d’une violence bestiale. Ils seraient rentrés, ils auraient tout saccagé. » A ses côtés, Christine, pharmacienne, reste désemparée : « De ces jeunes, il va falloir faire quelque chose, hasarde-t-elle. On ne va pas continuer à jouer au chat et à la souris avec eux comme ça ! »

Au total, dans le 11e, « une petite vingtaine de magasins a été vandalisée », calcule François Vauglin, le maire (PS) de l’arrondissement. « Sur 5 500, cela peut paraître peu, dit-il, mais le stress des commerçants est énorme. Certains pleuraient, lundi, quand je suis passé les voir. ils ont eu le sentiment d’avoir été laissés sans protection, délaissés, face à une violence sans visage et ils redoutent des répétitions. »

Il était 18 h 30, toujours ce 8 décembre, quand des groupes au profil identique ont semé la terreur dans le quartier de la plaine Monceau, entre les 8e et 17e arrondissements, pillant, menaçant les habitants de pénétrer dans leur immeuble aux cris de « sale riche ! ». Didier Fourreau, chocolatier rue de Courcelles, se souvient d’avoir entendu l’un d’eux crier : « Vous, les bourgeois, on va vous fumer ! » Il a tiré le rideau pour se protéger de ces « malades mentaux », comme il les appelle.

« Envie d’en découdre »

Propriétaire d’une cave Nicolas, rue Jouffroy-d’Abbans, Gilles Frulio a vu sa porte enfoncée et son magasin mis à sac entièrement par une vingtaine de pillards. Les dégâts s’élèvent à 10 000 euros. « Ma femme est secouée, mon gamin aussi », soupire-t-il avec pudeur. Dans cette même rue du quartier des Batignolles, Oscar, patron d’une épicerie fine de produits espagnols, a vu sa devanture détruite par un jet de trottinettes. « Le devis est de 14 000 euros. L’assurance ne rembourse que 3 000 euros », s’alarme-t-il.

« On a eu une cinquantaine de commerces saccagés sur 8 000 », estime Geoffroy Boulard, maire (Les Républicains) du 17e. Mercredi 12 décembre, il a réuni une quarantaine de commerçants du quartier dans une brasserie, en présence du commissaire adjoint de l’arrondissement. Face à l’« envie d’en découdre » de certains, l’édile s’est fait fort d’obtenir des renforts policiers, en demandant l’interdiction d’une nouvelle manifestation samedi 15 décembre.

Mais plusieurs participants ont indiqué qu’ils comptaient recourir à des vigiles privés pour assurer leur protection ce samedi. « Je ne me vois pas avec un maître-chien devant ma boutique », glissait à l’issue de la réunion Maud Kouyoumdjian, propriétaire d’une onglerie rue de Tocqueville. En revanche, la jeune femme a laissé son numéro de portable pour participer au groupe de discussion que les commerçants ont décidé de créer, mercredi. « Notre quartier, c’est un village, se rassure la fleuriste, Catherine Vinet. Entre nous, on s’entraide. » Mais tous le pressentent : le traumatisme psychologique causé par la violence sera aussi difficile à surmonter que les dégâts matériels.

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