Poupée Urbidolls, modèle « Neyla », de la créatrice franco-sénégalaise Rokhaya Diop. / Alvina Diop/Urbidolls

Avoir 4 ans, s’appeler Bintou, Aïssata ou Fatou et coiffer une poupée qui nous ressemble. Cette expérience est demeurée un rêve longtemps inaccessible à des générations de fillettes noires ou métisses. En Europe comme en Afrique, il a fallu s’affranchir des codes esthétiques européens imposés par des décennies de colonisation pour voir enfin se développer, notamment depuis les années 2010, des jouets respectueux de la diversité.

« Quand on est une maman sénégalaise ou ivoirienne, il est encore difficile de trouver une poupée noire dans les magasins de sa ville ou sur les marchés ! », explique la Camerounaise Madeleine Ayissi, secrétaire générale de l’association Ma famille créative, basée à Dakar. Cette éducatrice spécialisée, qui fut aussi une maman en quête de poupée noire pour sa fille, a créé avec l’ancien inspecteur d’académie Khadim-Rassoul Gningue le Salon international du jouet éducatif et de la poupée noire, dont la deuxième édition s’est tenue samedi 15 et dimanche 16 décembre dans la capitale sénégalaise.

Pagne de raphia et oreilles percées

« Quand on a commencé en 2017, on a eu la surprise de voir arriver des exposants du Nigeria, de Côte d’Ivoire et même d’Afrique du Sud. Beaucoup de créateurs travaillaient chacun dans leur coin de manière artisanale ou avec une petite production. Nous avons réussi à commencer à les fédérer et à les rendre visibles. Ils représentaient presque la moitié des 65 exposants du salon et ils ont été assaillis de demandes ! », se réjouit Madeleine Ayissi.

Même son de cloche en région parisienne, qui a accueilli à Pantin (Seine-Saint-Denis) le cinquième Salon des poupées noires début décembre. « Depuis 2010 et notre première édition, le salon s’est enrichi. Et ces trois dernières années, nous avons vu arriver de nouvelles créatrices et des modèles superbes », explique Rosine Mondor, présidente de l’association Poupées des tropiques. Cette collectionneuse passionnée originaire de Guadeloupe a été précurseuse en la matière, n’ayant de cesse de faire connaître un patrimoine exceptionnel.

Les poupées Sarama Dolls : modèles  « Lolomie » la princesse akan, « Coumba » la princesse peule et « Sira » la princesse mandingue, de la créatrice ivoirienne Fatoumata Koné. / Sarama Dolls

Car la poupée noire est présente dans les catalogues des fabricants européens depuis les années 1850 et une production industrielle s’est développée dès le tout début du XXe siècle. En France, les poupées de porcelaine, de chiffon et bientôt de celluloïd portent des noms aux relents racistes, comme ces petits « Bambouli » et « Bamboula » en costume antillais ou culotte à la mode du moment de la marque Urika, aujourd’hui disparue, que l’on trouve sur les sites d’enchères destinés aux collectionneurs.

En 1930, un poupon fait son apparition chez Petitcollin pour l’Exposition coloniale de Paris en 1931. Le modèle « Negri » est le plus souvent proposé nu ou avec un pagne de raphia et des anneaux d’oreilles. Après les indépendances des années 1960, le petit baigneur sera rebaptisé « Noir original » et retrouvera des oreilles intègres en 1962. Au fil du temps, la marque créée en 1860 et rachetée par Vilac en 1995 s’amende et enrichit son catalogue de baigneurs, poupées et autres fillettes de silicone aux différentes carnations, avec la volonté affichée de représenter tous les enfants qui constituent la société et d’œuvrer pour la tolérance.

La marque Corolle lui emboîtera le pas cinq ans après sa création, avec son premier « bébé ethnique », né en 1984. L’américain Mattel, lui, dont la Barbie créée en 1959 colonisera les chambres des fillettes du monde entier, lui adjoindra dès 1967 des copines « black ».

Test de la poupée noire

Mais si les modèles ont évolué, nombreuses sont les familles africaines ou afrodescendantes qui ne s’y retrouvent pas. Trop d’histoire douloureuse, trop d’assignations, trop de préjugés raciaux ont marqué ces jouets censés représenter « la diversité ». Et « toutes ces poupées ont les cheveux lisses ! », ajoute la Franco-Sénégalaise Rokhaya Diop, 41 ans, créatrice d’Urbidolls, de jolies miss aux cheveux afro. « Quand j’étais petite, je jouais avec une Barbie que je passais mon temps à peindre en noir. Mais je ne m’étais jamais arrêtée sur le sujet. Jusqu’à ce qu’en 2014 ma nièce Binta demande que je lui offre une Reine des neiges. En surfant sur Internet, j’ai découvert le test de la poupée noire. Ç’a été un moment horrible. »

Les pédopsychiatres afro-américains Kenneth et Mamie Clark ont créé le test dit « de la poupée noire » pour mettre en évidence les effets du racisme sur les enfants noirs. / The New York Times/CC 2.0

Ce test mis au point par les pédopsychiatres afro-américains Kenneth et Mamie Clark dans les années 1950 est glaçant. Il propose à des fillettes et à des garçonnets noirs deux poupons, l’un blanc, l’autre noir, et leur demande lequel est le plus gentil, le plus joli, le plus moche, le plus méchant et celui auquel il ressemble. Tous les enfants attribuent immédiatement les qualités positives au bébé blanc et les négatives au noir, tout en s’identifiant, après trois secondes d’hésitation, au poupon noir. « Après ça, ce n’était plus possible d’acheter ni une poupée blanche ni une poupée noire faite par des Blancs, se souvient Rokhaya Diop. Je ne m’y reconnaissais pas. C’est là que l’idée m’est venue d’en créer une moi-même. »

Femmes noires en France : agir et devenir visibles

Le marché est encore jeune mais il est prometteur, porté par l’essor du commerce en ligne. Les ventes se font aussi bien en Afrique, en Europe que sur le continent américain. Le premier à s’être lancé dans l’aventure est le Nigérian Taofick Okoya avec ses Queens of Africa, en 2014, des poupées mannequins prénommées « Nneka », « Azeezah » ou « Wuraola ». Suivront en 2015 la Franco-Camerounaise Manuella Njomkam avec la marque Muna Mboa et sa très belle « Nubia Kemita » ; l’Ivoirienne Sara Coulibaly avec Naima Dolls et ses « Malaika », « Amalia », « Kenza » ou « Eva » ; en 2016, l’Ivoirienne Fatoumata Koné et ses Sarama Dolls « Sira », « Coumba », « Yéla » ou Nadré ; Urbidolls et ses petites « Neyla », « Malia », « Binta » et « Nubia » ; et enfin, dernière-née en 2018, la marque Kitoko Doll et ses « Issa », « Pembelo » ou « Keyana ».

Les chiffres de production oscillent entre 900 et 4 000 poupées à l’année par créateur. Trop peu pour concurrencer un géant mondial comme Mattel ou le fabriquant Corolle, par exemple, qui écoule environ 40 500 poupées « éthniques » par an en France. Mais les prix des nouvelles « dolls » sur le marché – entre 25 et 55 euros l’unité – sont suffisamment abordables pour conquérir un public en demande de créations belles, « porteuses de l’histoire des communautés africaines », selon le mot de Rosine Mondor, et dans lesquelles les petites filles peuvent construire leur « fierté d’être Africaine », comme le résume Manuella Njomkam.

« Fierté de toutes les beautés »

Car ces poupées ont en commun de mettre en valeur toutes les beautés noires et métisses, la richesse des cultures africaines et la mode afro, qu’elle soit traditionnelle ou « fashion », avec l’utilisation du wax, de l’indigo, du kita, de l’akan, du pagne baoulé, du madras et de bijoux ethniques. Enfin, point majeur, elles ont toutes de vrais cheveux crépus ou frisés.

« Pour nous, c’est important de créer des poupées aux traits négroïdes », explique Rosine Mondor, qui « assume » le terme : « Ce qui signifie des traits moins fins, des corps aux formes plus généreuses et, surtout, des cheveux crépus. C’est indispensable pour que nos enfants jouent avec des poupées qui leur ressemblent et puissent construire une véritable estime de soi. » « Même sur le continent, le cheveu crépu pose problème, renchérit Manuelle Njomkam, qui vit entre Paris et Douala. On le tolère jusqu’à 10 ans, mais après on défrise, on tresse, on lisse ! » Pour achever de libérer le cheveu afro et apprendre aux petites filles à prendre soin de leurs cheveux, la créatrice de Muna Mboa a même conçu un minipeigne à poupées et le site Kitoko Doll propose aux fillettes des tutoriels de coiffage.

La poupée mannequin « Nubia Kemita » et son minipeigne de la marque Muna Mboa, créée par la Franco-Camerounaise Manuella Njomkam. / Numa Mboa/Afrikrea

Une façon aussi de lutter contre les produits de dépigmentation de la peau qui obnubilent certaines femmes africaines au point de mettre leur santé en danger. « Il faut que toutes ces petites filles cessent d’avoir peur que l’on se moque d’elles à lécole, conclut Manuella Njomkam, et d’avoir honte de leur physique d’Africaine. » A Paris, Ouaga, Dakar ou Douala.