Des femmes pleurent la mort de l’une des leurs, tuée probablement lors d’une attaque des Forces démocratiques alliées (ADF), à Beni, le 12 novembre 2018. / JOHN WESSELS / AFP

Beni, épicentre de tous les drames de la République démocratique du Congo (RDC). Nulle bataille pourtant dans cette cité du Nord-Kivu ceinturée de forêts et de collines, mais ces tueries sont quasi quotidiennes, jamais revendiquées qui teintent le quotidien de sang. Depuis quatre ans, des habitants meurent égorgés ou criblés de balles, sans trop savoir pourquoi. Dans ce contexte, la campagne pour les élections présidentielle, législatives et provinciales prévues le 23 décembre prend ici un sens tout particulier.

Au rond-point du 30 juin, en plein centre de Beni, les grands candidats à l’élection présidentielle font tous la même promesse d’un « Avec moi, c’est le retour de la sécurité ». Sous un ciel obscurci par la poussière permanente, ils défilent sur la petite estrade pour évoquer leur futur du pays. Du podium, ils peuvent aussi observer les restes des tragédies passées de cette région de l’est de la RDC.

Difficile de rester indifférent face à la représentation d’un des héros de la ville, ancien ministre de Mobutu Sese Seko assassiné en 1993, dont la statue plantée sur le rond-point du 30 juin est amputée de sa tête et de ses bras. A sa droite se trouve le siège d’un parti politique, le RCD-K/ML qui, il y a peu de temps encore était un groupe armé, l’un des plus puissants durant la seconde guerre du Congo (1998-2003). Aujourd’hui, son chef, Antipas Mbusa Nyamwisi, n’est autre que le frère cadet de la statue amputée et le personnage le plus influent du coin.

« Rien n’a vraiment changé en quinze ans »

La figure ronde de l’ancien seigneur de guerre appuyé par l’Ouganda voisin, dont il est resté proche, orne aujourd’hui les affiches de candidats, taches de couleurs sur les murs gris et délabrés. D’autres agrémentent leurs posters de campagne d’une photographie en médaillon de Jean-Pierre Bemba, son ennemi d’autrefois qu’il a combattu à Beni même. Après dix ans passés en prison à La Haye pour crimes de guerre et crimes contre l’humanité, il a été acquitté par la Cour pénale internationale (CPI) le 1er août et préside toujours le Mouvement de libération du Congo (MLC), un groupe politico-militaire devenu lui aussi un parti. De retour en RDC, il a déposé sa candidature à la présidentielle qui a fini par être invalidée.

« Rien n’a vraiment changé en quinze ans et les chefs de guerre reviennent sans armes dans l’arène politique face au régime de Joseph Kabila, constate un notable de la ville passé par plusieurs rébellions. Cette campagne me rappelle l’état d’esprit d’avant les accords de Sun City, avec cette envie d’alternance et cette impression que le pouvoir est accessible. » A l’issue des accords politiques signés en 2002 en Afrique du Sud, et censés mettre fin au conflit, Jean-Pierre Bemba était devenu vice-président. Antipas Mbusa Nyamwisi, nommé ministre, mobilisait son fief de Beni et des environs au service de Joseph Kabila lors de la présidentielle quatre ans plus tard, face à M. Bemba. Avant de tourner casaque et de partir en exil.

Aujourd’hui, les anciens chefs de guerre mués en politiciens costume-cravate se retrouvent dans le même camp, celui d’une frange de l’opposition au régime du président sortant. Pressé d’organiser les élections par ses partenaires occidentaux, par l’église catholique congolaise, puis par les puissances régionales, comme l’Angola et l’Afrique du Sud, Joseph Kabila, dont le dernier mandat s’est terminé il y a deux ans selon la Constitution, quitte le pouvoir. Sans exclure de se représenter en 2023, comme il l’a déclaré dans un entretien accordé à l’agence Reuters. La RDC s’apprête donc à connaître la première alternance politique depuis son indépendance, en 1960.

Une ville agonisante

Au cours de ces deux dernières années, le régime Kabila s’est habilement employé à retarder les élections, tout en divisant une opposition fragile et pas toujours insensible à la tentation de l’argent en échange de trahisons. Alliés de circonstance, Jean-Pierre Bemba, Antipas Mbusa Nyamwisi et l’ancien gouverneur du Katanga, Moïse Katumbi, ont jeté leur dévolu sur Martin Fayulu, leur « soldat du peuple », dont la campagne a été perturbée par les forces de sécurité qui ont ouvert le feu durant ses meetings. Pas à Beni où il a reçu un accueil triomphal. Là, ce candidat à la tête d’un petit parti s’est senti grand sur l’estrade du rond-point du 30 juin. M. Nyamwisi avait donné pour consigne de le soutenir et il a été entendu, comme l’a constaté l’autre grand candidat rival de l’opposition, Félix Tshisekedi, insulté, lui, par la foule et visé par des jets de pierre.

« A Beni plus qu’ailleurs, il y a un besoin urgent de changement. La population n’en peut plus de se faire égorger. Elle en veut à ce pouvoir à qui elle attribue sa souffrance, précise Philemon Ndambi Wandambi, avocat de 34 ans, candidat du MLC aux élections provinciales et soutien de M. Fayulu. La continuité promise par le régime Kabila est interprétée par une population traumatisée comme une poursuite des massacres. »

Dans cette ville agonisante, dépourvue d’électricité et dotée d’une seule route asphaltée, le slogan « Poursuivre l’émergence » d’Emmanuel Ramazani Shadary paraît un peu déplacé. Malgré ses promesses de paix ou de lutte contre la corruption conjuguée à une multiplication par trois du budget de l’Etat, le dauphin désigné de Joseph Kabila, visé par des sanctions de l’Union européenne (UE) pour la répression de manifestations de l’opposition, peine à mobiliser.

Ce qui rend délicat la campagne du maire de Beni, soutien prosélyte du régime Kabila agacé par la popularité de Mbusa Nyamwisi qu’il accuse d’orchestrer dans l’ombre les violences qui ensanglantent sa ville. « On sait qu’il est complice ou coordinateur des responsables des tueries, lâche l’édile. J’explique à Beni que le salut ne vient pas forcément de l’opposition et que Shadary, c’est la continuité de la recherche de solutions face aux massacres. »

Des salafistes de brousse

Plusieurs groupes armés locaux ou étrangers grouillent dans les collines et la forêt, attirant des gamins désespérés vite « transformés en chair à canon ou en esclaves sexuels de seigneurs de guerre », comme le déplore Jimmy Kighoma, à la tête d’une association de jeunes. Depuis le début des massacres, en 2014, les attaques sont toutes attribuées par le régime comme par la mission des Nations unies en RDC (Monusco) à un groupe mystérieux : les Forces démocratiques alliées (ADF).

Pour déstabiliser le pouvoir de Kampala, ils seraient entre 100 et 300 irréductibles de cette rébellion islamiste ougandaise, un temps soutenue et entraînée par le Zaïre de Mobutu Sese Seko et le Soudan d’Omar Al-Bachir. Aujourd’hui, ces reliquats des ADF, présentés par le régime congolais comme une branche « Afrique centrale » de l’internationale djihadiste, ne déstabilisent plus que Beni. Des salafistes de brousse traqués par l’armée congolaise et la force offensive de la Monusco. D’ailleurs, ces opérations conjointes ont coûté la vie à sept casques bleus en novembre et peinent à endiguer les massacres par balles, les égorgements et les décapitations. Environ 1 500 personnes (2 500, selon la société civile) ont été tuées ces quatre dernières années. Et, désormais, aux victimes de ces violences s’ajoutent les plus de 310 morts de l’épidémie d’Ebola qui sévit dans la zone depuis le mois d’août.

Ces derniers temps, des attaques de plus en plus fréquentes frappent des quartiers du centre-ville, comme Boikene, coincé entre l’unique route et la forêt, et orphelin de son chef traditionnel jeté en prison à l’autre bout du pays, dans la province de l’Equateur, pour collusion avec les ADF. En short et tongs, emmitouflé dans son long blouson en cuir usé, le vieux Sylvain Kambwidi y erre, dépité et nostalgique de son « Beni paradisiaque » d’autrefois. Ce qui l’inquiète en ce moment, c’est cette fichue roquette tombée tout près de sa case lors d’une attaque en novembre mais qui n’a pas explosé. Cet agriculteur souffreteux a quitté avec femme et enfants sa maison de terre pour un endroit plus sûr. « Je suis déplacé dans ma propre ville. Je n’ai plus rien et ils veulent qu’on vote ici, dans l’insécurité, au risque de me faire tuer », grommelle le paysan sans terres, totalement désabusé.

« La colère grandit »

Plusieurs quartiers entiers de Beni sont désormais fantômes, abandonnés. Tout comme les champs, principale ressource économique de cette zone où la terre fertile alimente l’économie et les conflits fonciers. Les déplacés, eux, s’entassent dans des quartiers plus sûrs, augmentant encore un peu la densité urbaine parmi la plus élevée du pays. Mais la loi est claire : il faut voter sur le lieu de l’enrôlement. Un dilemme à Beni où les rescapés des tueries sont terrorisés à l’idée de revenir.

Mais Déo Mbayahi, le représentant local de la Commission électorale nationale indépendante (CENI) est formel : « On ne déplace pas les bureaux de vote, sinon on déplace aussi la mairie. La sécurité sera assurée et ils iront voter durant la journée. » L’entrepôt de la CENI en plein cœur de la ville a été visé par une attaque de miliciens repoussée par l’armée dans la nuit du samedi 16 décembre. Trois jours plus tôt, un incendie avait détruit 8 000 machines à voter à Kinshasa, la capitale lointaine.

Sur les 40 millions d’électeurs congolais, près de 180 000 sont inscrits à Beni où les 319 machines à voter électroniques tant controversées seront installées, pour certaines dans des zones d’insécurité ou touchées par Ebola. « On estime à près de 30 000 les déplacés dans la ville dont on ignore s’ils pourront voter. D’autant qu’une portion du territoire n’est accessible qu’en passant par l’Ouganda, s’inquiète Kizito Bin Hangi, le président de la société civile de Beni. La colère voire la haine grandit. On vit avec les massacres depuis quatre ans, avec Ebola depuis cinq mois. Il faut nous épargner un troisième fléau : les violences politiques. »

« Relever le défi »

Le président Joseph Kabila s’est voulu rassurant et déterminé à « relever le défi » des élections dans un tel contexte. Ce qui, au contraire, renforce l’inquiétude des habitants devenus si méfiants à l’égard de tout ce qui vient du gouvernement. De l’armée, à la CENI, en passant par les partenaires de l’ONU et les acteurs de la riposte Ebola, tous sont suspectés par une partie des habitants d’aider les tueurs ou de les laisser agir.

A sa manière, extrême et violente, Beni cristallise donc les drames de la RDC que les candidats à la présidentielle promettent de résoudre du haut de l’estrade du rond-point du 30 juin. La politique est sans doute l’activité la plus rentable en RDC, comme aiment à dire les Congolais. L’argent prime souvent sur les idées et le dauphin de Joseph Kabila, bien que peu charismatique, a de grande chance de l’emporter. La population de Beni n’est pas dupe et sait qu’une fois le scrutin passé, elle pourrait bien être à nouveau oubliée, réduite à une crise parmi tant d’autres. Mais à défaut d’être une fête de la démocratie, ces élections permettent un instant de rêver, d’être considéré, de chanter sa douleur ou son héros. Et d’espérer pouvoir un jour avoir une autre issue que la mort violente ou la misère.