Betelhem Dessie avait 9 ans quand elle a édité ses premières vidéos et vendu ses premières capsules de musique pour smartphone. A l’époque, la petite Ethiopienne voulait surtout s’offrir la fête d’anniversaire que son père lui refusait. Dix ans plus tard, elle est devenue championne des nouvelles technologies. Le logiciel pour cartographier les rivières en vue d’un plan national d’irrigation ? C’est elle.

Et si la petite femme d’affaires n’a troqué ni son jeans ni ses baskets, elle vit le smartphone à l’oreille, gérant sa start-up et enseignant la robotique aux enfants à l’iCog Labs d’Addis-Abeba, tout en conservant un œil sur Anyone Can Code, sa plateforme d’enseignement du code. Un moyen d’offrir aux nouvelles générations cette immersion dans la « tech » qu’elle a connue enfant dans un coin de la boutique de micro-informatique de son père. « Il y a tant à faire pour embarquer l’Afrique dans l’aventure ! », estime celle qui voit là « la chance du continent » et martèle comme une prédicatrice qu’il faut « tout faire pour la saisir ».

Les Gafam ou les Chinois

Mercredi 12 et jeudi 13 décembre à Benguerir, au Maroc, Betelhem Dessie a partagé son expérience avec plusieurs centaines de militants, décideurs, analystes et étudiants venus de tout le continent à l’invitation de l’Unesco. Avant Paris en mars (et alors que s’ouvre à Vienne, lundi 17 décembre, un forum de haut niveau Afrique-Europe sur « la coopération à l’heure du numérique »), le Forum sur l’intelligence artificielle en Afrique était la première d’une série de rencontres sur ce sujet que l’agence onusienne veut porter. Parce que c’est dans ses missions et parce que la dimension éthique de la quatrième révolution est essentielle pour éviter à l’Afrique d’être la proie des géants du Net. Une dimension qui importe à Audrey Azoulay, sa directrice générale, venue ouvrir l’événement.

Pour les spécialistes, il y a urgence à avancer pour éviter à l’Afrique une deuxième colonisation. « La menace d’une cybercolonisation du continent par les géants mondiaux du numérique, ces nouveaux maîtres du monde, n’est plus une chimère », observe Nicolas Miailhe, du think tank The Future Society. Sur ce point, l’Afrique se veut vigilante, consciente que les chausse-trappes sont partout.

L’intelligence artificielle (IA), c’est un ensemble de fonctions que l’ordinateur peut accomplir mieux qu’un cerveau : analyser des masses colossales de données pour évaluer des risques, faire un diagnostic ou prendre les décisions dont l’homme a besoin. L’IA permet à la machine d’apprendre toute seule de ces masses de données pour s’améliorer. La logique est vertigineuse, mais c’est l’avenir de la planète, et « celui qui deviendra leader sera le maître du monde », avait résumé le président russe, Vladimir Poutine, il y a un an devant des écoliers, osant dire tout haut ce que d’autres taisent.

Pour l’Afrique, c’est quitte ou double. Ou bien on estime, avec Betelhem Dessie, que c’est « le levier qui permettra au continent de se hisser au rang des pays du Nord », une sorte d’accélérateur de développement qui fera oublier que l’Afrique a fait l’impasse sur les deux premières révolutions, l’industrielle et la postindustrielle. Ou bien les Gafam (Google, Apple, Facebook, Amazon, Microsoft) ou les chinois Baidu, Huawei, Alibaba, Tencent et Xiaomi mettront la main sur les données produites par le continent et s’engraisseront sur son dos. « C’est ce qui nous menace si l’Afrique ne sait pas s’organiser à l’échelle continentale », a observé à Benguerir la communauté des ambassadeurs de l’Unesco.

Pour un partenariat Europe-Afrique

Pour faire pencher la balance du bon côté, la déclaration finale a d’ailleurs appelé l’Union africaine à « développer une stratégie continentale pour l’IA, fondée sur une approche incluant tous les acteurs ». Un processus qui doit passer par une étape nationale, impliquant les gouvernements de chaque pays, mais peut-être aussi aller plus loin en créant une alliance intercontinentale.

Si l’on en croit Nicolas Miailhe, « la bataille pour le leadership numérique mondial oppose aujourd’hui les Etats-Unis à la Chine. Ils disposent d’industries mondiales que n’a pas l’Europe. Partant de là, la solution pour l’Afrique, mais aussi pour l’Europe, ne peut que passer par un partenariat stratégique. L’Afrique y a intérêt pour s’offrir un modèle de développement qui lui ressemble. L’Europe aussi, car si nous laissons les Américains ou les Chinois prendre en main le cyberespace africain, nous leur donnons les clés du destin de l’Europe. » Sous-entendu : l’Europe doit conserver la capacité de bloquer les flux migratoires qui voudraient s’échapper de la jeune Afrique qui n’a pas résolu son équation démographique. Car l’intelligence artificielle ne sera peut-être pas l’arme magique contre les départs du continent.

Partir ou rester ? Cette interrogation ne lâche pas Essossolam depuis qu’il étudie au Maroc. « Vous répétez que les jeunes Africains qui étudient à l’étranger doivent rentrer dans leur pays pour y développer des projets d’intelligence artificielle, leur a-t-il lancé. Mais vous oubliez que tous les pays d’Afrique ne ressemblent pas au Maroc, à l’Afrique du Sud ou au Rwanda. Je suis Togolais, je fais des études de codage ici. Si demain je rentre à Lomé, je me condamne à devenir paysan. J’oublierai le codage car il n’y a pas de travail, ni même de réseau Internet qui me permette de développer une start-up. Si je reste au Maroc, je peux devenir développeur ou ouvrir une entreprise. Et si j’écoutais mes camarades, je regarderais comme eux de l’autre côté de la Méditerranée ou de l’Atlantique. »

Essossolam a quitté sa famille, à Lomé, pour étudier à Marrakech, sans imaginer un instant qu’il ne rentrerait pas. « J’aime mon pays. Je sais l’argent qu’il a consacré à mon éducation, mais il faut qu’il change vraiment avant que je puisse rentrer y travailler, rappelle le jeune homme. J’entends que l’IA est un vrai potentiel pour l’Afrique, que c’est la solution pour sédentariser la jeunesse africaine, mais c’est loin d’être vrai partout. »

Santé, environnement, éducation…

A l’heure où tout reste à faire, Abdoulaye Sene, professeur à l’université de Dakar et membre de la Commission mondiale d’éthique des connaissances scientifiques et des technologies (Comest), se pose la question d’une éthique de l’Internet : « On ne veut pas d’une IA que le Nord nous imposerait. Il faut pouvoir développer des réponses à nos besoins spécifiques en tenant compte de la nature des changements sociaux importés. » La crainte d’une mainmise de l’étranger qui serait capable de faire du business avec les données africaines et proposerait des produits qui ne sont pas ceux dont l’Afrique a besoin fait frémir.

De même, certains s’angoissent que l’IA, avec ses robots et ses agents intelligents, conduise à une raréfaction des emplois, alors que la démographie africaine va obliger à créer 20 millions d’emplois par an dans les vingt ans à venir, selon le Fonds monétaire international. En même temps, le docteur Gabriel Malka, directeur de recherche en biotechnologies à l’université Mohammed VI-Polytechnique, rappelle que seule l’IA permettrait d’inventer la médecine dont le continent a un besoin urgent : « Nous surveillerons mieux l’état de santé des patients, nous pourrons lancer des alertes précoces en cas d’épidémie et offrir des téléconsultations dans les zones sans médecins. Avec l’IA, ce n’est plus le malade qui ira vers le médecin mais la médecine qui ira vers le patient, et à des coûts abordables pour les pays. »

Et la médecine ne sera pas la seule concernée, si l’on en croit Firmin Edouard Matoko, sous-directeur général pour la priorité Afrique de l’Unesco, pour qui « l’IA est aussi un levier pour sauver nos forêts, construire de nouvelles solidarités et améliorer nos systèmes éducatifs ». Preuve s’il en fallait que la liste des avancées potentielles est aussi longue que celle des dangers qui guettent l’Afrique dans cette aventure dont elle ne peut que se saisir, sauf à laisser d’autres le faire à sa place.