L’intérieur de La Gare (Paris 19e) avec ses chaises noires et ses tables de bistrot. / LA GARE JAZZ

Tous les mercredis, à 21 heures, Riccardo Del Fra (né à Rome en 1956), compositeur, contrebassiste, leader, professeur, très actif dans le cinéma, remplit La Gare, à Paris, dans le 19e arrondissement. A La Gare (direction : Julien Caumer), se presse un auditoire dont la jeunesse et le style surprennent. Ici, les trains ne passent plus. Vestige de la Petite Ceinture dont les rails moustachus tournent autour de Paris, La Gare a échappé au pire : sa mise aux normes bobos, par d’anciens élèves de « grandes écoles » de business, où l’on se paie une « charge » comme au bon vieux temps, avant de se reconvertir dans le bistro musical. La Gare n’est pas loin de la Cité de la musique où siège le Conservatoire national supérieur, avec comme directeur du département jazz : Riccardo Del Fra.

De Dizzy Gillespie à l’Intercontemporain, il a joué avec son siècle. D’anciens élèves lui donnent la réplique. Il recrute aussi dans le monde entier, au gré de ses engagements. Autant d’équations qui bouleversent les données du « jazz ». Dans la nuit, plantée au bout de sa rampe d’accès avec baraque à frites, La Gare aurait donné des idées à Richard Peduzzi, le génial décorateur de Patrice Chéreau. Grande salle blafarde. Partout des panneaux sommaires : « La musique s’écoute. » A droite, le bar, en face, la scène – les instruments attendent sous un éclairage doux.

M. Isma s’occupe de tout

Quinze rangées de chaises noires. Beaucoup d’espace. Cinq tables de bistrot. C’est l’heure de l’apéro. Le dimanche, c’est folk ; le lundi, Rick Margitza ; le mardi, c’est raviolis et jam du conservatoire ; tous les mercredis, Riccardo Del Fra, etc. Certains mercredis, on compte quatre cents personnes… Elément décisif, M. Isma, longiligne, s’occupe de tout : la mise en place, la sécurité, et l’art inédit de regrouper les gens. Vers 21 h 28, sans jamais élever la voix, Isma passe de groupe en groupe, assis ou debout, pour proposer le silence. Du jamais vu. Il s’occupe des lumières, monte en scène, annonce l’orchestre et rappelle ses consignes. Le pacte qu’il propose, plutôt. Ça fonctionne.

Epris de belle langue, Riccardo Del Fra annonce ses titres. En quarante ans de carrière, il a joué partout

Les musiciens s’installent autour de Riccardo. Traînée de poudre dans les rangs, « il a joué quinze ans avec Chet Baker ». Ce mercredi 28 novembre, sont réunis – le groupe, selon disponibilités, est à géométrie variable – un invité berlinois, le saxophoniste Peter Weniger ; Bruno Ruder, vieux complice du contrebassiste, remplace le pianiste régulier Carl-Henri Morisset qui s’est blessé à la main ; Gabriel Gosse, guitare, Rémi Fox au sax, son frère Nicolas à la batterie… Ils jouent le répertoire de Moving People (Cristal Records/Sony Music), dernier album de Riccardo Del Fra sur lequel interviennent Tomasz Dabrowski (trompette), Jean Prax et Rémi Fox, Morisset donc, et Jason Brown (drums). Silence délicat dans les travées. M. Isma a réussi son coup.

Epris de belle langue, Riccardo annonce ses titres. En quarante ans de carrière, il a joué partout. Ce soir, il est aussi surpris que joyeux : « On se croirait à Berlin ou New York. » Murmures : « Il a joué avec Chet Baker… » Chet ou pas, la musique s’enflamme, hommage aux migrants (Moving People), évocations touchantes (Ressac), les deux pièces préférées de M. Isma. La jeunesse du groupe entre en résonance avec celle du public. Exact contrepied de l’idée que l’on se fait du « jazz ».

Une énergie de volcan

Grosse distribution des rôles et des interventions par le leader. Ecriture plurielle, soudains sauts de rythme, élans lyriques, c’est à la fois une leçon et une fête. Une énergie de volcan, mais aussi, ce soin dont Riccardo Del Fra frappe chaque composition, chaque chorus. Beaucoup de découverte dans l’air, un dosage parfait de connaisseurs venus en voisins et de voisins ébahis. M. Isma veille au grain. Longtemps qu’on n’avait pas vu le possible surgir de l’impossible.

Un couple très photogénique fait son entrée. Ils restent au dernier rang, debout. Elle, elle s’emballe avec distinction. Lui, il fait des mines et douche son enthousiasme. Il semble avoir ses idées. Un quidam lui demande à voix basse : « Tu connais Chet Baker ? » Non, ça ne lui dit rien. Tout est là. Le concert va de l’avant. Ovation. Julien Caumer, street artiste, cinéaste, très inventif, programmait naguère la mairie du 4e puis La Fontaine (10e), cette brasserie dont les fameux « riverains » ont eu raison. Rendez-vous à La Gare.

Prochain concert de Riccardo Del Fra, à La Gare, 1, avenue Corentin Cariou, Paris 19e, mercredi 19 décembre à 21 heures. riccardodelfra.net/fr/shows

Moving People, 1 CD Cristal Records/Sony Music.