Le regard des partisants du RIC se tournent particulièrement vers la Suisse, où le recours aux référendums est inscrit dans la Constitution depuis 1848. / FABRICE COFFRINI / AFP

Proposer ou abroger une loi, révoquer le mandat d’un élu, modifier la Constitution et se prononcer sur les traités internationaux : le référendum d’initiative citoyenne (RIC), devenu une revendication centrale du mouvement des « gilets jaunes », veut répondre à la forte demande d’implication dans les décisions politiques demandées par de nombreux manifestants. En matière de consultation populaire, leurs regards se tournent particulièrement vers la Suisse, où le recours aux référendums est inscrit dans la Constitution depuis 1848.

Le pays s’inspire à l’époque de deux modèles pour donner la possibilité aux citoyens de se prononcer sur le travail du Parlement : l’état américain du Massachusetts, où le référendum constitutionnel est expérimenté dès 1778, et les débats de la Révolution française, pendant lesquels l’idée est évoquée et inscrite dans les Constitutions girondine et montagnarde de 1793, mais ne sera jamais mise en place.

309 votations sur 641 sujets

Depuis 1848, les Suisses ont été appelés 309 fois aux urnes pour se prononcer sur 641 « votations fédérales ». Celles-ci sont organisées dans trois cas de figure :

  • à l’occasion d’une modification de la Constitution proposée par le Parlement ;
  • quand 100 000 personnes décident de soumettre un changement de la Constitution à l’avis de leurs compatriotes ;
  • ou quand 50 000 signatures sont rassemblées pour demander l’abrogation d’une loi existante.

Le dispositif fait de la Suisse le pays où se déroule, chaque année, près de la moitié de tous les référendums répertoriés dans le monde. Un exemple pour les « gilets jaunes » en France, où l’idée révolutionnaire d’une « assemblée primaire », qui permettrait aux citoyens de donneur leur aval aux lois adoptées par leurs représentants nationaux, n’a jamais été appliquée.

Le référendum d’initiative populaire (RIC) revendiqué par les « gilets jaunes » et les votations décidées par Berne diffèrent cependant en plusieurs points. En Suisse, aucun référendum n’est révocatoire : il n’est pas question, comme le propose le RIC, de demander le départ d’un élu. Aucun citoyen suisse ne peut proposer une nouvelle loi au niveau national – une des revendications principales des « gilets jaunes » − mais seulement une modification de la Constitution (dans les règles du droit international) ou l’abrogation d’un texte existant.

Mais surtout, les votations sont le plus souvent menées par les « corps intermédiaires », souligne Antoine Chollet, chercheur en sciences politiques à l’université de Lausanne et auteur d’une Défense du référendum à partir de l’exemple Suisse, publiée en 2017 dans la Revue du Mauss.

« Les cas où des collectifs de citoyens constitués spécifiquement pour l’occasion lancent une initiative et mènent la campagne politique qui l’accompagne sont extrêmement rares. »

Récolter les 50 000 signatures nécessaires à une demande d’abrogation d’une loi fédérale en moins de cent jours requiert une organisation militante importante, dont les principaux partis ou les organisations syndicales et professionnelles – des acteurs politiques massivement rejetés par le mouvement des « gilets jaunes » – sont les seuls à disposer.

Clef de voûte de la « démocratie de concordance »

Depuis 1848, ces initiatives populaires ont été rejetées dans plus de 80 % des cas par les Suisses. Les référendums modifient tout de même la loi près d’une fois sur deux, les citoyens adoptant plus fréquemment le contre-projet que le Parlement a la possibilité de proposer.

Malgré cette tendance au rejet des mesures, le référendum occupe une place centrale dans la vie politique suisse depuis le début du XXsiècle. C’est à cette époque que le Parti socialiste, minoritaire au parlement, mais profitant d’une solide base militante, commence à brandir la possibilité d’un référendum d’abrogation après chaque vote, par les élus, de textes controversés. Pour les forces politiques en présence, cette « menace référendaire » devient peu à peu le point d’équilibre d’une démocratie de « concordance », tournée vers le consensus plutôt que vers une simple recherche de majorité : puisque les mesures prises par le personnel politique peuvent être défaites par le peuple après leur adoption, autant promulguer des lois sur lesquelles tout le monde s’accorde. Et M. Chollet de rappeler :

« La Suisse est une société extrêmement conflictuelle, où se sont notamment opposés catholiques et protestants, ouvriers et paysans, influences alémaniques et romanes. Les débats politiques se font donc toujours avec l’idée d’une menace, d’un danger de destruction de la collectivité basée sur ces divisions. C’est l’explication même de l’efficience de la menace référendaire : au nom de l’avancée collective, de l’unité, un compromis consensuel sera toujours recherché. »

Dans cette optique, l’alliance entre une démocratie représentative classique (la majorité des lois, notamment le budget, reste votée par le Parlement) et l’usage d’une démocratie directe par les votations fait peu débat au sein de la société suisse. La difficulté à répondre vite et de façon ferme à des négociations internationales fait parfois craindre à certains élus de centre droit une difficulté de « gouvernabilité » de la Suisse. « Mais le rythme même des réformes n’est pas remis en cause, explique Antoine Chollet, puisque quand une décision est prise et validée par référendum, il est difficile d’en revenir. C’est pour de bon. »

« Les citoyens sont tout aussi compétents que les élus »

En légère baisse depuis la moitié du XXe siècle, la participation aux votations varie avec les sujets abordés : les questions de sociétés sont beaucoup plus populaires que les propositions techniques. « Il y a une forme d’autocensure chez des personnes qui ne se sentent pas compétentes pour faire un choix sur certaines questions », explique M. Chollet. Sur une mandature de quatre ans, 90 % des citoyens se déplacent pourtant pour voter au moins une fois – l’ensemble des votations sont rassemblées sur quatre journées de référendums chaque année.

Pour les partisans du recours au référendum, la consultation fréquente permet tout de même une meilleure information des citoyens sur le fonctionnement de la politique. « Les citoyens sont tout aussi compétents que les élus quand ils disposent du temps et des informations nécessaires pour décider », affirme Antoine Bevort, sociologue du Conservatoire national des arts et métiers, convaincu par le modèle suisse depuis un voyage d’étude sur place, en 2005. « Pour comparer avec le constant débat politique français, je pense que discuter d’une mesure est très différent quand on doit prendre une décision sur son application, plutôt que d’en débattre sans conséquence au café du coin », ironise Antoine Chollet.