Un partisan de Martin Fayulu, candidat à l’élection présidentielle en RDC, après le tir de gaz lacrymogènes par la police, à Kinshasa, le 19 décembre 2018. / JOHN WESSELS / AFP

Le soleil descend sur Kinshasa, la capitale de la République démocratique du Congo (RDC). A une cinquantaine de kilomètres du centre-ville agité, une fermière arrose sa petite parcelle bordant le goudron, tandis qu’un employé agricole laboure un champ sur son tracteur. Sereins et imperturbables. Sur la route qui les sépare, des gamins hâves, des étudiants diplômés mais chômeurs et des militants politiques venus à pied ou en moto des quartiers populeux défient depuis des heures les escadrons mobiles de la police qui bloquent le passage.

Quelques pierres sont jetées et des slogans hostiles au président Joseph Kabila psalmodiés. Il est 16 h 30 dans la commune de Nsele, ce mercredi 19 décembre, et le périlleux jeu du chat et de la souris prend fin avec des gaz lacrymogènes et des tirs d’intimidation. La petite centaine de jeunes gens déguerpissent sur la route et à travers champs. La fermière reste indifférente. Le laboureur s’est évaporé.

De l’autre côté du glacis improvisé par la police, une file de voitures et de camions chargés de récoltes s’impatientent. Ils viennent de la province voisine du Bandundu, l’un des greniers de Kinshasa, mégapole où presque tout ce qui est consommé par les privilégiés est importé. Mais ce mercredi, la frontière formée par les véhicules de la police au niveau de la petite mosquée décatie « Aboubakar le véridique » semble infranchissable. Pris au piège, l’opposant Martin Fayulu, le héros des jeunes réprimés de l’autre côté, poireaute en plein soleil à l’arrière d’un 4x4, la gorge irritée par les gaz lacrymogènes, entouré de militants bouillonnants et de quelques policiers.

« Pourquoi on me bloque ? Ils ont peur d’avoir plus de 3 millions de gens dans la rue. Ils veulent arrêter le phénomène Fayulu mais personne ne peut l’arrêter, car c’est un phénomène divin et je n’ai pas peur de mourir », dit le candidat à l’élection présidentielle que ses partisans ont désigné comme le « soldat du peuple ». A ses côtés, sur la banquette arrière, un homme allongé et en chaussettes. C’est Adolphe Muzito, un ancien premier ministre (2008-2012) passé à l’opposition.

Enfants des rues enivrés

Ensemble, ils pensaient faire une entrée en grande pompe dans la capitale pour célébrer la fin de leur tournée de campagne dans ce pays vaste comme l’Europe occidentale, accompagnés de militants et d’enfants des rues enivrés de liqueurs bachiques qui ne votent pas mais s’amusent à rêver d’une vie meilleure. Ils s’y voyaient déjà : saluer une foule grandissante massée le long du boulevard Lumumba, avant de faire leur entrée sur la place Sainte-Thérèse, dans la commune déshéritée de Ndjili, car le stade Tata-Raphaël leur a été refusé.

Là-bas, deux scènes ont été montées sur le sable chaud et des artistes font danser depuis la fin de la matinée des jeunes du quartier, dans l’attente de leur candidat qui ne viendra pas. La plupart ne savent pas encore que le gouverneur de la capitale, André Kimbuta, a argué de risques sécuritaires pour décréter dans la matinée « la suspension sur toute l’étendue de la capitale des activités de campagne électorale » pour les candidats à la présidentielle. Les concerts se poursuivent, mais la perspective d’un meeting s’obscurcit.

Immobilisé sur cette route bordée de champs et, au loin, de collines majestueuses, Martin Fayulu s’agace. D’autant que deux grandes affiches de campagne lui gâchent ce paysage champêtre et narguent le malheureux. Celle d’André Kimbuta, justement, et une autre d’Emmanuel Ramazani Shadary, le visage souriant mais crispé, un peu trop « photoshopé ». Ce dernier, bien que visé par des sanctions de l’Union européenne, est le dauphin du président sortant, Joseph Kabila, qui lui apporte tout son soutien politique, logistique et financier tout en songeant à son propre retour en 2023.

Pagode chinoise en ruine

Cette scène surréaliste se déroule dans un paysage chargé de symboles de l’histoire récente de la RDC, qui s’entremêlent dans une atmosphère laissant craindre des violences électorales. Ces terres fertiles où courent les jeunes pour éviter les balles de la police et qui bordent la route rectiligne sur laquelle est bloqué l’opposant, appartenaient autrefois à Mobutu Sese Seko. Le pays s’appelait alors Zaïre et ces champs étaient un pan de son domaine où il fit ériger une pagode chinoise, aujourd’hui en ruine, et initia le parc agro-industriel de la Nsele, qui fut un fiasco onéreux.

C’est là aussi que, le 24 avril 1990, le dictateur prononça, la larme à l’œil, le discours historique ouvrant la voie au multipartisme qui permet aujourd’hui l’existence de près de 600 partis politiques et ces élections présidentielle, législatives et provinciales censées se tenir dimanche. Mais le tout-Kinshasa bruisse d’un éventuel report par la Commission électorale nationale indépendante (CENI), qui doit réunir les candidats à la présidentielle, ce jeudi, avant de s’exprimer devant la presse.

Enfin, c’est par cette route que déboulèrent en mai 1997 des troupes rebelles venues de l’est et menées par Laurent-Désiré Kabila, le tombeur de Mobutu, soutenu par le Rwanda et l’Ouganda, qui sera assassiné quatre ans plus tard. Son fils Joseph lui succède. L’actuel chef de l’Etat – dont le dernier mandat s’est terminé il y a deux ans, selon la Constitution – est coutumier des lieux. Il y a aménagé l’une de ses immenses fermes, traversée par la rivière Nsele, où il aime se retrancher pour travailler, recevoir et chevaucher des motos, l’une de ses passions.

« C’est la barbarie »

La nuit est tombée et Martin Fayulu ne sait plus quoi espérer entre les policiers, ses militants brailleurs et la mosquée du « véridique ». « Ce sont des méthodes surannées. C’est la barbarie », peste cet ancien cadre de la société pétrolière américaine ExxonMobil qui s’est jeté dans l’arène politique congolaise il y a une quinzaine d’années. A 62 ans, il s’est lancé dans la course à la présidentielle sans trop y croire, aux côtés des ténors de l’opposition dont les divisions et les invalidations de candidatures ont fini par le servir. L’enthousiasme qu’il suscite agace la majorité présidentielle, qui méprise ce député à la tête de son propre petit parti.

Ce mercredi soir, peu avant 20 heures, il finit par solliciter l’aide de la mission des Nations unies en RDC, la Monusco, qui entame des démarches auprès des autorités. La situation finit par se débloquer. Martin Fayulu accepte de renoncer à son meeting et de rentrer chez lui, escorté par la police. Un violent orage s’abat sur Kinshasa et certains y voient un signe. Le 4x4 du candidat cahote sur les routes défoncées par les pluies et creusées de terribles ornières, acclamé par quelques grappes de sympathisants et d’errants dans les ruelles dangereuses de la capitale la nuit. Martin Fayulu est rentré à Kinshasa.