Manifestation à Moroni, le 12 avril 2018, contre la politique française de lutte contre l’immigration clandestine comorienne à Mayotte. / YOUSSOUF IBRAHIM / AFP

A une dizaine de kilomètres au sud de Moutsamoudou, capitale de l’île comorienne de Ndzouani (anciennement Anjouan), Ouani bruisse d’activité. En quelques mois, la ville est devenue la nouvelle plaque tournante de l’émigration clandestine vers l’île française voisine de Mayotte.

« On parle beaucoup de Bambao-Mtsanga ou de Domoni, mais peu de Ouani », note un ancien « rabatteur » de candidats au départ qui se présente sous le nom d’Ali Mohamed. « Pourtant, c’est aujourd’hui le premier port international pour Mayotte. » C’est là, à quelques encablures de l’aéroport de l’île, que s’élancent les fameux kwassa-kwassa, ces barques de pêche ultrarapides chargées de migrants.

L’ancien point de départ de Gaba a été délaissé, paradoxalement pour son côté isolé. « Tout attroupement en vue d’un départ, même modeste, attirait l’attention, explique Ali. Ce n’était pas discret. »

« La Boudeuse » veille au grain

Les passeurs opèrent désormais presque à découvert le long du littoral, envahi par les détritus et tout ce que la bourgade compte de déchets de plastique. Dans ce désordre de conteneurs mal alignés, une paillote défraîchie fait office d’agence de voyages et d’information. Les migrants, presque sans bagages, se fondent dans la foule des riverains jusqu’au moment d’embarquer, dans un lieu-dit un peu à l’écart, réputé plus tranquille.

Cet après-midi, trois barques, chargées d’une dizaine de passagers chacune, ont pris la mer presque en même temps, laissant derrière elles de longs sillons d’écume. Cap sur Mayotte, à 70 km au sud-est. « Ils ne font pas le trajet d’une seule traite, ils s’arrêtent à un point de rendez-vous pour prendre les instructions de leurs comparses à Mayotte, explique Ali. C’est là qu’ils peuvent se faire repérer. » Au large de l’île, le patrouilleur français La Boudeuse veille au grain.

L’immigration clandestine empoisonne depuis des années les relations entre la France et les Comores. Selon les autorités du département français, les étrangers représentent plus de 40 % de la population de Mayotte, et plus de la moitié sont en situation irrégulière. Chaque année, la France expulse entre 18 000 et 22 000 clandestins, originaires de toute l’Afrique, partis de l’île de Ndzouani.

A la suite d’un référendum organisé en fin d’année 1974, l’archipel des Comores (qui comprenait alors Grande Comore, Anjouan, Mohéli et Mayotte) a proclamé son indépendance de Paris en 1975, mais Mayotte a décidé de rester dans le giron de la France. Moroni revendique depuis en vain la souveraineté sur ce territoire, malgré plusieurs résolutions de l’ONU.

Entre 300 et 1 000 euros

Nouveau regain de tension cette année : Moroni a refusé de mars à novembre de réadmettre ses citoyens en situation irrégulière, considérant Mayotte comme une île comorienne. La situation s’est apaisée depuis peu.

Pour prouver sa volonté d’enrayer ce trafic, le gouvernement de Moroni a mené au début de l’année une opération, très médiatisée, de destruction des ateliers clandestins de fabrique de kwassa-kwassa. Mais celle-ci n’a perturbé qu’un temps le rythme des voyages. Et permis à Ouani de renforcer sa position de port de départ.

« On n’arrêtera jamais ces traversées, ça a toujours été comme entre nos îles », commente le passeur repenti, qui pointe « le manque de volonté » des autorités comoriennes. Mais, s’il a résisté à toutes les crises politiques entre Paris et Moroni, le commerce des clandestins rapporte aujourd’hui moins qu’il y a quelques années, remarque Ali Mohamed. « Les prix ont chuté car il y a trop de passeurs », explique-t-il.

Les tarifs par personne s’échelonnent désormais entre 1 000 euros pour les trajets sécurisés (les « jets », qui ne prennent que quelques passagers) et 300 euros dans un kwassa-kwassa surchargé, avec parfois jusqu’à 20 personnes à bord. Les risques d’être repéré et de faire naufrage sont alors beaucoup plus grands. « Le nombre des victimes est sous-évalué », affirme Ali.

Depuis 1985, on estime à près de 12 000 le nombre de personnes mortes ou disparues en tentant de rallier Mayotte. Selon les organisations humanitaires, le bras de mer qui sépare Ndzouani de l’île française serait « le plus grand cimetière marin du monde ».