Ils ont installé leurs tables sur le rond-point qu’ils occupent depuis plus de cinq semaines. A cent mètres de là pourtant, derrière une haie de roseaux, se trouve leur « QG » : une caravane donnée par le camping qui borde le rond-point et le péage autoroutier, une toile de tente qui abrite du vent, quelques lampions, une grande table. De quoi faire un joli tableau. « Mais on est là pour être vus, aucun intérêt à aller se cacher derrière des roseaux », assurent les « gilets jaunes » du Muy, près de Fréjus (Var), agglutinés autour d’un brasero.

Lundi 24 décembre au soir, on retrouve sur ce rond-point les mêmes visages qu’il y a cinq semaines, portant la fatigue d’un mois de mobilisation, de jour comme de nuit. Ils se sont fait faire des gilets fluorescents marqués au nom du Muy, comme d’autres familles portent des pulls de Noël le soir du réveillon. Ils sont une vingtaine, mais ont été une petite centaine à signer la feuille de présence ce jour-là – précision importante « pour les médias », répète l’assemblée. Parmi eux, beaucoup de célibataires, de divorcés, de retraités. « Ils sont quand même mieux ici que chez eux tous seuls devant Derek », souffle Jérôme Brunasso, jeune père et irréductible du « noyau dur » du Muy.

« On est une vraie famille maintenant »

Au menu, une dinde, des bouteilles de champagne dépareillées, cinq kilos de pommes de terre, du saumon et des chocolats. Presque tout a été donné par des conducteurs qui passaient encore, en début de soirée, déposer bouteilles et boîtes de Ferrero. Une partie des victuailles sera donnée à une « gilet jaune » qui organise un repas pour les sans abri le lendemain.

La fête promet d’être belle : même les gendarmes sont passés présenter leurs vœux. « Ne vous inquiétez pas, la mitraillette, c’est pas pour vous ! », a lancé l’un deux en riant alors qu’il s’approchait du groupe. « Bon, ne buvez pas trop quand même ». « Oui, papa ! », ont répondu plusieurs femmes dans l’assemblée.

A table, on parle surtout pépins de santé, gendres impolis et cadeaux achetés pour les enfants. Des hommes et des femmes, qui ne se connaissaient pas il y a cinq semaines demandent des nouvelles de l’entretien d’embauche que devait passer le petit-fils de leur voisin. « On est une vraie famille maintenant », assure une femme, bonnet de Noël sur la tête.

Et, comme en famille pendant les fêtes, on évite les sujets qui fâchent. La caisse, notamment, suscite des tensions depuis quelques jours. La récolte de dons des conducteurs qui glissent des billets par la fenêtre de leur véhicule sert à acheter des palettes pour se chauffer, de la nourriture, un micro-ondes pour la caravane. Une partie a été mise de côté pour payer les diverses amendes et frais judiciaires des membres du groupe. Mais la cagnotte suscite des convoitises, et certains sont soupçonnés de ne pas tout verser dans la caisse. « On attend de laisser passer les fêtes et on aura une discussion sérieuse là-dessus », marmonne Jérome Brunasso.

« Il ne s’agissait pas de vrais “gilets jaunes” »

Jacques, un ancien ouvrier du groupe LVMH, a fêté ses 75 ans sur le rond-point il y a une semaine. Pour le réveillon, il est venu avec sa femme, retraitée elle aussi. Ce rond-point, c’est son quotidien depuis cinq semaines. Il ne compte pas le lâcher tant que « le mépris n’aura pas cessé ». L’allocution d’Emmanuel Macron, fin novembre, n’a fait que le conforter dans sa position. « Dans son discours, Macron a parlé de la classe laborieuse : je pense que beaucoup l’ont pris en pleine gueule. Moi, quand il a dit ça, j’ai eu vraiment mal. » Il se tape la poitrine, ému. « J’ai entendu la classe de merde”, celle qui fait l’aumône, celle à qui on donne de l’argent pour qu’elle se taise. Alors qu’elle ne cherche qu’à vivre dignement de son travail. »

Seuls les dérapages antisémites et violents en marge de « l’acte VI », le 22 décembre, jettent le trouble parmi les convives quand ils sont mentionnés. Le mot d’ordre de la tablée, en ce réveillon qu’ils veulent avant tout « festif », est qu’il ne « s’agissait pas de vrais gilets jaunes ». Reprenant, ironiquement, une formulation du ministre de l’intérieur Christophe Castaner, ils insistent longuement sur la différence entre les gilets « authentiques » et les « profiteurs ».

« Ce ne sont que des abrutis, des opportunistes, peste Will Darié, un artiste de 45 ans, fidèle du mouvement. Ils sabordent les gilets jaunes. Ils profitent de la portée du mouvement pour faire caisse de résonance à leurs discours haineux. C’est dégueulasse. » Au sujet des comportements antisémites de trois hommes portant des gilets à l’encontre d’une fille d’un déporté à Auschwitz dans le métro parisien, le quadra s’emporte. « Une petite vieille, en plus ! Moi, des types comme ça, je les dégage au coup de poing. »

La nuit avançant, la température fraîchit. Les klaxons de soutien des conducteurs, rentrés réveillonner en famille, se font plus rares. Mais sur son rond-point, le groupe n’a pas l’intention de bouger : « Mieux vaut se les cailler ici plutôt que de laisser croire qu’on a baissé les bras ».