Vue d’artiste d’un trou noir. / Mark A. Garlick / space-art.co.uk

Si par une nuit d’hiver un voyageur égaré cherche à s’orienter alors que la batterie vide de son téléphone portable le prive de GPS et de boussole, il lui reste toujours la possibilité de lever les yeux vers le ciel. En partant de la « casserole » de la Grande Ourse, la constellation la plus facile à repérer de notre ciel septentrional, il pourra remonter à la Petite Ourse dont l’extrémité de la queue est constituée de l’Etoile polaire, qui indique le nord, la direction de l’Arctique.

A lire la description de ce sauvetage par les astres, on n’imagine pas que tout ce texte – et le firmament avec lui – est truffé de références mythologiques antiques. Pour les Grecs, la Grande Ourse représentait en effet la nymphe Callisto. Séduite par Zeus, puis poursuivie par la colère d’Héra, jalouse, qui l’avait transformée en ourse, Callisto avait été envoyée au ciel par le maître de l’Olympe, accompagnée de son fils, lequel avait pris la forme de la Petite Ourse.

Le mot grec pour « ours » étant arktos, on comprend mieux pourquoi l’Arctique désigne la région terrestre vers laquelle pointent ces deux constellations. Ajoutons pour finir que plusieurs civilisations antiques voyaient aussi dans la Grande Ourse un chariot. Au point que les Romains l’appelèrent septem triones (« sept bœufs de labour »), d’où l’adjectif « septentrional » pour ce qui touche au nord de la Terre…

« Expliquer le monde de manière rationnelle »

A la suite des Babyloniens, les Grecs ont peuplé le ciel de leurs mythes, qui se retrouvent encore aujourd’hui dans le nom des constellations visibles depuis l’hémisphère Nord. Et ce sont ces mêmes Grecs qui l’ont ensuite vidé de ses influences divines. « Les philosophes grecs présocratiques ont réussi à se poser les questions sur le ciel autrement, en évacuant les mythes pour expliquer le monde de manière rationnelle », résume ainsi l’illustrateur Guillaume Duprat, auteur d’Univers. Des mondes grecs aux multivers, album pour la jeunesse paru en octobre chez Saltimbanque Editions (56 p., 19,90 euros).

Directeur de recherches (CNRS) au Laboratoire d’astrophysique de Marseille, Jean-Pierre Luminet, qui fut, il y a vingt ans, avec son complice Marc Lachièze-Rey, commissaire de la très belle exposition « Figures du ciel », à la Bibliothèque nationale de France, à Paris, se fait plus précis encore :

« Comme on peut le voir dans les poèmes d’Homère et d’Hésiode, on est dans une représentation du monde où les dieux gouvernent tout, où les hommes ne sont que des marionnettes entre leurs mains, où il n’y a pas de libre arbitre. Et arrive ce moment capital, aux VIIe-et VIe siècles av. J.-C., qui correspond à la naissance de la science, où l’on se dit que l’Univers obéit à des lois et que le propre du philosophe est d’essayer de décoder ces lois. »

La cosmogonie laisse la place à la cosmologie. La science commence à s’emparer du ciel.

Différents systèmes du monde

L’idée principale de ces penseurs antiques, à commencer par ceux de l’école de Milet (Asie mineure) que sont Thalès, Anaximandre et Anaximène, est que l’Univers est animé par des mécanismes naturels impliquant les quatre éléments : la terre, l’eau, l’air et le feu. Principale conséquence de cette approche, les phénomènes célestes ne sont pas capricieux. Ils suivent des règles et les astres sont animés de mouvements non aléatoires qui peuvent être étudiés et, surtout, prédits. Il faut donc cumuler les observations, mettre au point un système de notation et inventer des instruments pour mesurer l’écart entre les étoiles.

Les pythagoriciens introduisent quant à eux l’idée que l’harmonie régit le cosmos. Le mot kosmos lui-même, qui désigne à l’origine l’arrangement de la parure et de la chevelure de la déesse Héra (on le retrouve dans le mot « cosmétique »), est transposé à la beauté et à l’organisation supposées du ciel tout entier. « Comment décrire cette harmonie ? Cela passe par l’arithmétique et la géométrie, explique Jean-Pierre Luminet. On commence à trouver cette idée que les mathématiques sont le langage universel pour décrire les choses. »

Au fil du temps, au fil des siècles, les philosophes grecs élaborent ainsi différents systèmes du monde. Choyant la figure circulaire pour sa perfection, les pythagoriciens imaginent un monde de dix sphères cristallines (et donc transparentes) portant les astres. Au centre trône un « Foyer de l’Univers » qui n’est pas le Soleil et qui reste invisible, car masqué en permanence par une anti-Terre. Puis viennent la Terre, la Lune, le Soleil et les cinq planètes connues dans l’Antiquité (Mercure, Vénus, Mars, Jupiter et Saturne). Ce qui fait un total de dix astres, nombre parfait. Le tout est enchâssé dans une dernière sphère, celle dite des fixes, c’est-à-dire des étoiles qui, semblant ne jamais bouger les unes par rapport aux autres, sont comme épinglées à la voûte céleste.

Une école « radicalement différente, matérialiste », pour reprendre les termes de Jean-Pierre Luminet, voit le jour au Ve siècle av. J.-C., celle des atomistes, d’abord représentés par Leucippe et Démocrite, qui seront suivis par Epicure et Lucrèce. « Pour eux, poursuit l’astrophysicien, pas de sphère ni de monde parfait. Il n’y a que le vide, un espace indéfini et des atomes. » A la lumière de ce que l’on sait aujourd’hui sur l’Univers, l’intuition de ces philosophes semble incroyablement pertinente, mais, souligne Jean-Pierre Luminet, « elle est tellement en avance sur son temps qu’elle est balayée ».

La Terre prend la place centrale

Au IVe siècle av. J.-C., Aristote fait triompher un modèle qui va perdurer pendant près de deux millénaires. Le « Foyer de l’Univers » et l’anti-Terre, ces deux astres invisibles inventés par les pythagoriciens, disparaissent. La Terre prend la place centrale et tous les autres corps du cosmos tournent autour d’elle, un géocentrisme qui est fondé sur la perception immédiate des phénomènes : tous les astres se lèvent dans le ciel, diurne ou nocturne, y transitent puis se couchent.

Mettre la Terre dans cette situation centrale, précise Jean-Pierre Luminet, n’est pas destiné à « la glorifier » : « Aristote reprend la théorie des éléments d’Empédocle qui dit que, des quatre éléments, la terre est le plus lourd et le plus vil. Il est forcément au fond, au centre. On s’élève ensuite vers les éléments les plus subtils et les plus parfaits, l’eau, l’air et le feu. » Aristote divise le cosmos en deux régions dont les physiques sont différentes, le monde sublunaire (et donc terrestre), « soumis à la naissance, à la mort, à la corruption, au changement permanent », et le monde supralunaire, celui des autres astres, qui est parfait et immuable.

Seul défaut de cette conception aristotélicienne du cosmos : elle ne décrit pas correctement la réalité observée. Comme le faisaient remarquer Jean-Pierre Luminet et Marc Lachièze-Rey dans le catalogue de l’exposition « Figures du ciel », « les planètes tantôt ralentissent, tantôt accélèrent, et reviennent même parfois sur leurs pas ».

Surtout, cette cosmologie ne parvient pas à expliquer « les variations d’éclat des planètes, qui impliquent des variations de distance à la Terre incompatibles avec des mouvements sphériques centrés sur elle ». Au IIe siècle de notre ère, l’astronome grec Claude Ptolémée raffine, sauve et consacre le système d’Aristote grâce à d’astucieux ajustements destinés à le faire coïncider avec les observations.

Influence de l’Eglise

Mais l’histoire est chafouine. Après avoir établi, grâce à l’étude des astres, les fondements de la science, l’Europe en perd la mémoire au début du Moyen Age, notamment sous l’influence de l’Eglise. « A l’époque, rappelle Jean-Pierre Luminet, le système du monde en vigueur voit l’Univers comme un tabernacle avec Jérusalem au centre de tout, sans aucun lien avec l’observation du ciel. » « C’est l’astronomie arabe qui récupère le modèle grec, ajoute Guillaume Duprat. Elle le critique mais ne parvient pas à le dépasser. »

C’est d’ailleurs par le biais de ces savants arabes que le système d’Aristote et de Ptolémée fait son retour en Occident, où il est finalement adoubé par l’Eglise et les érudits qui sortent de ses rangs. Il n’en demeure pas moins que, s’il permet d’établir des calendriers et de dresser des éphémérides, ce système fait preuve, aux yeux des savants de la Renaissance, de plusieurs faiblesses : certains phénomènes comme les éclipses ou les occultations d’étoiles ne se terminent pas à l’heure prévue ou bien il arrive que l’on note un décalage des planètes par rapport à la position que les tables prédisent. « Mais, remarque Jean-Pierre Luminet, les observateurs préfèrent s’en accommoder plutôt que de remettre le système en cause… »

La Voie lactée au-dessus de l’Observatoire du Cerro Paranal (Chili). L’image a été réalisée à partir de 37 images individuelles avec une durée totale d’exposition d’environ 30 minutes, prises tôt le matin. La Lune se lève et la lumière zodiacale / ESO/H.H. Heyer

Pourtant, une autre organisation était possible et pensable. Dès le IIIe siècle av. J.-C., un astronome grec avait proposé un cosmos où le Soleil serait placé au centre. Ayant estimé par le calcul que notre étoile était nettement plus grande que la Terre, Aristarque de Samos trouvait plus logique et économe de faire tourner cette dernière, ainsi que toutes les autres planètes, autour du Soleil plutôt que le contraire.

A ceux qui lui objectaient que, si la Terre se déplaçait dans l’espace, les étoiles devaient apparaître selon des angles différents au cours de l’année, le savant répondait très justement que lesdites étoiles étaient tellement éloignées que ces variations s’avéraient imperceptibles, ce qui conférait à l’Univers une taille très grande. Malgré ses intuitions pénétrantes, Aristarque n’est pas parvenu à bousculer le système d’Aristote et s’inscrit dans la catégorie des scientifiques qui ont eu raison trop tôt.

Une étoile quelconque dans un bras de la Voie lactée

Il faut donc attendre la publication, en 1543 à Nuremberg, du livre d’un obscur chanoine polonais, Nicolas Copernic, pour que l’héliocentrisme commence à faire réellement son chemin dans les esprits. Sa thèse est au départ ardemment combattue par l’Eglise. Ainsi que l’écrivaient Jean-Pierre Luminet et Marc Lachièze-Rey :

« Elle banalise la Terre et l’écarte de son rôle privilégié, lieu de l’incarnation du Christ et de la Rédemption. A cet égard, elle dépasse le cadre de l’astronomie : la mise en question de la vision géocentrique du monde – érigée en dogme par l’Eglise – est aussi celle d’une certaine vision anthropocentriste. (…) La théorie copernicienne fera le plan de clivage entre ceux qui, comme Pascal, se sentiront perdus dans un espace décentré et ceux qui, comme Giordano Bruno, éprouveront la griserie de la libération. »

Ledit Giordano Bruno paiera de sa vie cette griserie, brûlé en 1600 pour sa vision hérétique d’un monde infini, sans centre ni clôture, où d’autres planètes peuvent éventuellement être habitées.

Au XVIIe siècle, la science s’empare définitivement du ciel. Galilée, avec sa lunette astronomique, se rapproche enfin des autres planètes, les observe, les dessine et s’aperçoit que le monde supraluminique immuable et parfait d’Aristote est soumis lui aussi au changement. Kepler démolit l’idée que le cercle est la figure qui s’impose au mouvement des astres en montrant que les orbites des planètes sont elliptiques. Newton met au point le télescope et découvre la loi de la gravitation universelle qui donne un cadre physique et mathématique aux déplacements des planètes.

D’autres révolutions coperniciennes ont eu lieu dans les siècles suivants. Non seulement les dieux ont quitté le ciel, non seulement la Terre n’est plus le centre de l’Univers, mais le Soleil ne se trouve pas au centre de la galaxie. Juste une étoile quelconque dans un bras de la Voie lactée. Celle-ci n’est d’ailleurs qu’une galaxie parmi des centaines de milliards, dans un Univers bien plus ancien que ce que l’on avait imaginé, où ni l’espace ni le temps ne sont absolus. Et, depuis 1995, on découvre d’autres systèmes planétaires, parfois très différents du nôtre, d’autres mondes sur lesquels, bientôt, on cherchera méthodiquement des traces de vie. S’il pouvait revenir sur Terre, Giordano Bruno serait heureux.