Netflix, jeudi 27 décembre, à la demande, documentaire

Quel invraisemblable chemin parcouru depuis son ghetto d’un faubourg miteux de Chicago ! A cette époque, dans les années 1930, Quincy Jones n’était encore qu’un petit « Nègre » qui croisera son premier « Blanc » à l’âge de 11 ans. Enfant, il n’avait pas grand-chose à manger, si ce n’est, de temps à autre, des rats frits cuisinés par sa grand-mère, une ancienne esclave. Si un piano ne lui avait pas sauvé la vie, comme il le répète, il pense qu’il serait devenu un gangster qui aurait terminé son existence dans une prison. « Je réagis, je ­survis », lance-t-il à ceux qui osent douter de lui. Rien ne semble ­l’atteindre : à 85 ans, Quincy a ­survécu – entre autres – à un anévrisme cérébral, à deux opérations du cerveau, à la ségrégation raciale, à trois mariages, à la faim, à la dépression… Bref, « Q » – pour les intimes – semble immortel, comme sa musique.

En soixante-dix ans de carrière, Quincy Jones a arrangé, composé, produit et orchestré pour les artistes américains les plus légendaires : Louis Armstrong, Sarah Vaughan, Ray Charles, Barbra Streisand, Dinah Washington, Stevie Wonder, Ella Fitzgerald, Miles Davis, Frank Sinatra, ­Michael Jackson et tant d’autres encore. Be-bop, jazz, saoul, bossa-nova ou hip-hop, aucun style ne lui résiste. En 1957, il s’installe à Paris pour étudier l’art de l’orchestration avec la compositrice française Nadia Boulanger, « la reine de la musique classique », comme il la présente ; celle-ci lui conseille : « Quincy, il n’y a que douze notes [dans la musique]. Tu dois étudier ce que les autres en ont fait. J’en ai toujours tenu compte. » Il ne s’est jamais remis de ce précepte : « C’est épatant de se rendre compte qu’on a utilisé les mêmes douze notes depuis sept cent dix ans. Tous. Brahms, Beethoven, Basie, Bo Diddley, Bird. Les mêmes putains de douze ­notes. Ça craint. Ça craint, sept cent dix ans ! »

Ce jazzman, spécialiste de la trompette, est surtout un artiste prolifique (plus de 2 900 chansons à son actif)

Avec ces notes, il a écrit ­cinquante et une musiques de films et de séries telles que La Couleur pourpre, de Steven ­Spielberg (1986), Le Prêteur sur gages, de ­Sidney Lumet (1964), ou la série L’Homme de fer, avec ­Raymond Burr… Ce musicien hors pair a remporté tout au long de sa carrière 27 Grammy Awards (sur 79 nominations), un Oscar et beaucoup d’autres récompenses… Il a composé en 1985 l’un des singles les plus vendus au monde : We Are the World, une chanson caritative destinée à aider des enfants africains touchés par la famine. Mais il est aussi reconnu pour avoir produit un des albums les plus cultes de tous les temps : Thriller, interprété par Michael Jackson.

Ce jazzman, spécialiste de la trompette, est surtout un artiste prolifique (plus de 2 900 chansons à son actif) qui reconnaît être un drogué du travail, une de ses addictions, avec l’alcool.

Quincy Jones est ce genre de garçon, tourmenté et fascinant, qui aurait pu être raconté dans l’un des romans noirs de l’écrivain afro-américain Iceberg Slim (originaire de Chicago, lui aussi). Dans ses livres, la destinée des personnages épouse l’histoire des Etats-Unis, celle qui opposa pendant tant de décennies les Noirs et les Blancs. Jones est un témoin et un acteur de cet affrontement.

Un pionnier

En 1951, lorsqu’il entame, à 18 ans, une tournée dans tout le pays avec le groupe de Lionel Hampton, les musiciens noirs doivent prendre un chauffeur blanc car lui seul pouvait rentrer dans les restaurants et acheter de quoi manger. « On était dans une ville du Texas et au centre, il y avait une église. Il y avait un mannequin noir pendu au clocher. C’était normal à l’époque », se rappelle-t-il. « A chaque étape de sa carrière incroyable, il a été le premier. Il a été le premier à traverser les portes, ce qui a donné énormément d’assurance à ceux qui le suivent. Il a fait ça avec grâce », assure Barack Obama. Difficile de donner tort à l’ancien président des Etats-Unis.

Quincy Jones est un pionnier qui a ouvert la voie aux autres générations : premier Afro-Américain à écrire une chanson pour le cinéma, à être nommé aux Oscars dans la catégorie de la meilleure chanson originale, ou encore à occuper le poste de vice-président d’un label (Mercury en 1961)… Il suffit de voir comment Jay-Z, Beyoncé, Dr. Dre, Kendrick Lamar ou John Legend, tous des stars planétaires, le regardent avec amour et ­respect.

Le documentaire Quincy retrace la longue carrière de l’artiste et sa vie intime. A travers des photos et des films de famille, le jazzman se livre sans faux-semblant. Il évoque son enfance pauvre, qui le traumatise encore aujourd’hui. Quincy Jones n’arrive toujours pas à surmonter sa peine lorsqu’il parle de sa mère, qui souffrait de schizophrénie. Il évoque avec tendresse et nostalgie les artistes qu’il a accompagnés, comme Frank Sinatra et Michael Jackson, mais sans détailler leur façon de travailler et leurs liens d’amitié. Dommage qu’il ne profite pas de ce documentaire – coréalisé par sa fille Rashida – pour nous les raconter davantage. Ce film sensible met en scène un homme qui a trouvé en la musique un moyen de gagner sa liberté et qui a ­contribué aussi à donner aux Noirs américains une dignité sans fausse note.

Quincy | Official Trailer [HD] | Netflix
Durée : 02:36

« Quincy », de Rashida Jones et Alan Hicks (Etats-Unis, 2018, 124 minutes). www.netflix.com