Le président béninois, Patrice Talon, à Ankara, en Turquie, le 6 septembre 2018. / ADEM ALTAN / AFP

La révolution Talon aura-t-elle lieu ? Deux ans et demi après l’arrivée de l’homme d’affaires à la tête du Bénin, le climat du pays a changé, certes, mais cela ne signifie pas pour autant que Patrice Talon est en passe d’en réussir le réveil économique. Le bilan est plus nuancé. D’un côté, les bons indicateurs témoignent de la croissance du pays. De l’autre, une grande partie de la population se sent de plus en plus oubliée, voire sacrifiée par ce train de réformes.

Marc fait partie de ceux qui peinent à comprendre. Il est du Bénin qui se lève tôt. Il n’est pas 6 heures que déjà le jeune homme a enfilé sa blouse jaune de « zemidjan » et enfourché sa moto-taxi. En travaillant jusqu’à la tombée de la nuit, Marc peut escompter entre 2 000 et 3 000 francs CFA (de 3 à 4,50 euros), pas plus. « Auparavant, il y avait de l’argent, on gagnait bien notre vie, dit-il. Mais actuellement en “zem”, il n’y a plus rien. »

Augmentation du prix de l’essence

Pour Marc comme pour les autres, il y a d’abord eu l’affaire de l’essence. Au Bénin, tout le monde s’approvisionnait avec de l’essence de contrebande en provenance du Nigeria. Mais pour assainir l’économie et faire passer ce commerce dans le secteur formel, l’Etat veut assécher ce circuit d’approvisionnement et construire des stations officielles un peu partout sur le territoire.

Seulement, la différence de prix à la pompe est rédhibitoire pour le consommateur. Avant, le litre se négociait entre 320 et 400 francs CFA sur le bord des routes, contre près de 600 francs CFA aujourd’hui en station. « Demander à un Béninois de payer l’essence à la pompe est donc inconcevable. Ce n’est même plus de l’ordre de l’effort national mais du sacrifice, tant le prix est élevé », commente un journaliste local qui souhaite conserver l’anonymat.

Pour faire face à cette augmentation, aucune alternative n’est aujourd’hui proposée : il n’y a pas de réseau de transports en commun et l’essence à la pompe n’est pas subventionnée. Renoncer au marché informel paraît donc difficile, même si c’est la volonté du chef de l’Etat. « On apprend aujourd’hui aux jeunes à ne plus céder aux gains faciles. Mais puisque l’argent sale ne circule plus, tous ceux qui en dépendaient se retrouvent sans rien », explique Damien Ahouandokoun, expert en économie des transports, qui observe qu’une partie de la population béninoise a, dans l’affaire, perdu son emploi.

Opérations de « déguerpissement »

A ces premières victimes s’ajoutent les marchands informels – et surtout les marchandes. Les « bonnes dames », comme on les appelle ici, occupaient illégalement l’espace public de Cotonou pour y vendre leur production ou des produits importés. Elles ont été forcées de plier bagage parce que, là encore, le gouvernement voulait assainir le marché. Annoncée en octobre 2016 et rendue effective début 2017, la mesure de « déguerpissement » a entraîné la destruction d’échoppes à coups de pelleteuses au bord des voies d’Agla, Fidjrossè, Aïbatin, Zongo et jusqu’au grand marché de Dantokpa-Missebo.

Si certains ont salué cette initiative longtemps annoncée par les gouvernements précédents mais jamais concrétisée, beaucoup en ont contesté la violence et ont dénoncé l’abandon des commerçants, qui n’ont pas été relogés alors même qu’ils payaient des taxes à la mairie pour leur emplacement. Les photos de femmes hurlant sur les autorités ont fait le tour du Bénin, accentuant l’impression d’un décalage entre les préoccupations du gouvernement et de la population.

Pour le Béninois de la rue, Patrice Talon n’a jamais vraiment été populaire. Pourtant, il a bel et bien amorcé une transformation majeure de l’économie globale du pays. Ce qui fait dire à Albert Honlonkou, professeur d’économie à l’université d’Abomey-Calavi, que « sur le plan macroéconomique, c’est positif : on a un taux de croissance qui s’accélère, de 2,1 % en 2015 à 6 % aujourd’hui ».

Grands projets d’infrastructures

Le président a détaillé chacun de ses objectifs dans son Programme d’actions du gouvernement. D’abord, cet ex-entrepreneur a voulu « booster la création des petites et moyennes entreprises » avec la baisse des impôts sur le revenu et des « efforts dans le secteur du numérique », rappelle le journaliste interrogé. Ensuite, il a parié sur l’accélération de la création d’infrastructures pour solidifier les piliers de l’économie béninoise.

Ainsi le port de Cotonou fait-il l’objet d’un profond bouleversement. En 2016, ce pôle majeur a perdu de son attractivité dans la sous-région, au point de se faire doubler par Lomé, au Togo. Sa gestion administrative a donc été confiée en janvier à la société belge Port of Antwerp International. Si certains n’y voient qu’une privatisation déguisée, d’autres espèrent que ces investissements étrangers permettront un retour de l’attractivité du port et lui rendront son lustre passé.

Plus largement, la loi du 11 octobre 2016 qui encadre les partenariats public-privé a été pensée pour faire décoller le pays, notamment grâce à de grands projets d’infrastructures comme le Centre national hospitalier et universitaire ou la Société béninoise d’énergie électrique.

Reste que la vision libérale du président n’est pas partagée par une population qui ne voit augmenter ni son niveau de vie ni le salaire minimum (40 000 francs CFA par mois, soit une soixantaine d’euros). « C’est un homme d’affaires, il est dans une logique de profit. C’est quand même sous son mandat que les Béninois ont été le plus taxés », affirme encore le journaliste, prenant pour exemple la hausse des taxes sur les péages, destinée à l’entretien des routes, et rappelant que « le poste de péage et de pesage d’Ekpè est passé de 150 à 300 francs CFA, et celui de Kpédékpo de 500 à 1 000 francs CFA ». Or dans le quotidien d’un Béninois, l’impact de ces augmentations est fort.

« Je n’ai rien vu à part les maquettes »

D’autant que l’emploi a lui aussi perdu de sa sécurité avec la loi sur l’embauche du 29 août 2017, qui stipule, entre autres, que « le contrat de travail à durée déterminée peut être renouvelé indéfiniment », contre deux CDD maximum auparavant. Avec ce changement, certains Béninois ne peuvent plus emprunter auprès des banques et se retrouvent dépendants de leurs employeurs. « Je comprends pourtant cette réforme, reprend Albert Honlonkou, car les entreprises employaient peu ou contournaient le système par des boîtes d’intérim. Aujourd’hui, l’embauche va augmenter. » Le professeur reconnaît en revanche que « la réforme est incomplète » et qu’il lui manque le côté « flexisécurité ».

Pour pallier l’absence de politique sociale à mi-mandat, le gouvernement a annoncé la création d’une Assurance pour le renforcement du capital humain. « C’est une agence qui propose quatre services pour les plus démunis, détaille le professeur Honlonkou : microcrédit pour les petites entreprises, formation, retraite pour le secteur privé et assurance maladie ». En théorie, donc, le volet social est intégré au programme Talon.

En pratique, la nouveauté n’a pas encore vu le jour. « Ça devrait commencer début 2019 », sans plus de précision, s’insurge un syndicaliste méfiant : « Depuis trois ans, on a annoncé de grandes réformes, on a balancé de grandes idées. Jusqu’ici, je n’ai encore rien vu à part les maquettes. » C’est notamment le cas de la route des pêches, près de Fidjrossè, qui devrait favoriser le tourisme et le développement de la région, ou encore du contournement nord prévu pour désengorger Cotonou…

Taxe sur les réseaux sociaux

Dans ce contexte, la Banque africaine de développement a annoncé, mi-décembre, son intention d’accorder un prêt de 163 millions d’euros au Bénin pour soutenir son industrie cotonnière, épine dorsale de l’économie et chasse gardée du président, qui a bâti sa fortune dessus. L’« or blanc » pèse 13 % du PIB national, et sa production puis sa transformation représentent environ 60 % du tissu industriel. Un secteur essentiel, donc, à la stabilité politique du pays.

C’est d’autant plus urgent que le Bénin a connu l’une de ses premières vagues contestataires avec la taxe sur les GSM. En juillet 2018, un décret prévoyait d’une part un prélèvement de 5 % à chaque opération pour les appels, SMS et Internet ; d’autre part, une contribution de 5 francs CFA par mégaoctet était également demandée pour l’accès aux réseaux sociaux. La levée de boucliers a été sans précédent dans ce pays où WhatsApp est plus utilisé que n’importe quel autre moyen de communication. Des manifestations ont été organisées et le hashtag #TaxePasMesMo a fleuri un peu partout sur la Toile béninoise, repris par des citoyens mais aussi par des personnalités publiques comme l’entrepreneuse culturelle Marie-Cécile Zinsou ou l’ancienne ministre Reckya Madougou.

Davantage qu’une simple réforme économique, beaucoup ont considéré cette taxe comme un moyen de contrôler l’opposition et comme une atteinte masquée à la liberté d’expression et d’innovation. Le gouvernement a fait dans un premier temps machine arrière en annulant la réforme, le 22 septembre, avant qu’elle soit finalement mise en place le 11 décembre. De quoi indigner les Béninois et leurs porte-paroles : « Tout gouvernement qui précarise la vie des gens au nom des réformes économiques se précipite dans le gouffre », avertit une figure locale de la lutte syndicale, qui sent grandir le mécontentement au point d’établir un parallèle avec la crise française des « gilets jaunes », suivie avec beaucoup d’attention par les Béninois.