Les jeunes de notre série à Dakar, le 3 décembre 2018 autour de Matteo Maillard et de Marie Soulié : Moukhtar Ben Ali, Glory Cyriaque Hossou, Stella Attiogbe, Issaka Mounkaïla, Aminata Adama Keita, Hadja Idrissa Bah et Mohamed Keita. / DR

Il fallait tout se dire, sans tabou. Mais comme souvent lors d’une première rencontre, la timidité était de mise. Les blogueurs sont arrivés à l’hôtel, un à un, à pas feutrés, dans un silence de fin d’après-midi face à la mer houleuse de Dakar. Huit jeunes Africains aux profils variés : étudiant, militant, architecte, acteur, informaticien, entrepreneur, journaliste… Nous les avons recrutés dans huit pays d’Afrique de l’Ouest et centrale avec pour seuls critères l’atypisme d’un parcours, la force d’un engagement ou l’originalité de leur travail. Nous avons d’abord voulu qu’ils partagent un regard. Le leur, mais aussi celui de la jeunesse de leur pays. Qu’ils le confrontent à celui de leurs voisins avec une question à l’esprit : vit-on l’amour de la même façon au Niger et en Côte d’Ivoire ? Au Bénin et au Mali ? Au Togo et au Tchad ? Au Sénégal et en Guinée ?

Leur séjour dans la capitale sénégalaise s’est structuré autour d’ateliers servant à leur donner les bases du métier de journaliste. L’embarras du début a volé en éclats dès le premier atelier d’écriture. Aminata, poétesse malienne de 19 ans, a raconté comment ses amies de Bamako vivent d’impossibles amours à cause de leur caste. Le Nigérien Issaka s’exclame : « Un de mes amis est confronté au même problème à Niamey. La fille est de sang royal. Les parents ne veulent pas qu’il l’épouse ! »

« La vérité est primordiale »

La voix de Judith, Togolaise de 26 ans, crépite en visioconférence sur l’ordinateur depuis Harbin, en Chine, où elle s’est expatriée pour finir ses études. « Dans mon pays, avant de se marier, il faut satisfaire la famille », souffle-t-elle avec un désespoir qui résonne chez ses camarades. Le Béninois Glory s’enhardit : « Depuis trop longtemps en Afrique, l’institution du mariage n’est pas une histoire d’amour ! On demande rarement leur avis aux femmes. On ne parle que de la perpétuation de deux familles. » Issaka tempère : « Avant, les mariages étaient tous des alliances forcées, presque indestructibles. Aujourd’hui nous avons plus de liberté, de consentement, et aussi plus de divorces. » Le Sénégalais Mohamed intervient : « Au contraire, s’il y a divorce, c’est qu’il n’y a pas assez de consentement dans le couple ! »

C’est durant l’atelier de lutte contre les fausses informations (fact-checking) que les jeunes trouvent enfin voix commune. « La vérité est primordiale, en particulier dans nos démocraties, soutient Glory, recueillant l’approbation de ses camarades. Les fausses informations peuvent mener au conflit », appuie-t-il, citant la radio des Milles Collines qui, au Rwanda, avait excité la haine contre les Tutsi en diffusant insultes et mensonges. L’animateur de l’atelier, Hyppolite Valdez Onanina d’Africa Check, renchérit avec une « infox » récente prétendant que le vaccin contre la poliomyélite rendrait stérile, provoquant une recrudescence de la maladie au Nigeria. « Plus il y aura de fact-checkeurs et de blogueurs comme vous qui vérifient les infos et dénoncent, mieux se portera la démocratie en Afrique », conclut-il.

Passage des jeunes de la série du Monde Afrique à l'émission « Parole aux jeunes » de Vibe Radio à Dakar, le 2 décembre 2018. / Matteo Maillard

Autre devoir du journaliste, explique William de Lesseux, correspondant de Radio France internationale (RFI) à Dakar, « c’est l’objectivité : notre métier, c’est donner les faits au plus grand nombre ». « En tant que blogueur, notre subjectivité est notre arme, lui rétorque Judith. Les gens qui nous lisent le font aussi pour connaître notre avis. Nous n’avons pas la voix neutre du journaliste, notre subjectivité nous permet de créer une communauté. » William conseille encore : « En radio, pensez à parler de manière concrète. Ça permet d’éviter que quelqu’un parle de sa sœur, de son frère ou tienne un propos général quand on l’interviewe. » Mohamed l’éclaire : « En Afrique, ceux qui disent mon frère, ma sœur, c’est un moyen détourné pour parler d’eux-mêmes sur un sujet tabou. » Les débats se poursuivront le soir sur l’antenne de Vibe Radio, un émetteur local.

« Un policier derrière chaque homme »

En Afrique, 64 % de la population a moins de 24 ans. « Vous représentez plus de la moitié du continent, les gouvernements doivent écouter vos besoins, argumente Marie Soulié, spécialiste de la santé sexuelle et reproductive des jeunes au Fonds des Nations unies pour la population (UNFPA). Avec le dividende démographique, la jeunesse peut être un potentiel économique et social très puissant pour la région. » Après un atelier sur l’image avec le photographe Vincent Tremeau et un atelier vidéo avec la journaliste Margot Chevance de TV5, on projette un extrait de « C’est la vie ». Cette série dans laquelle joue Mohamed aborde de nombreux sujets difficiles comme le sexe et la maladie. Son personnage et sa copine vivent la gêne d’acheter une pilule du lendemain dans une pharmacie. Une scène qui rappelle à Glory le jour où, plus jeune, il était allé acheter des préservatifs et que la pharmacienne l’avait dévisagé avec mépris avant de lui lancer un « bonne chance ». Et lui de répondre : « Pourquoi ? Ils ne sont pas fiables ? »

Les idées d’articles fusent et les injustices que subissent les femmes reviennent souvent. « Je pense que les lois ne sont pas efficaces si on veut accélérer la lutte pour l’égalité, avance le Tchadien Moukhtar. Il faut que le changement soit culturel, car on ne peut pas mettre un policier derrière chaque homme pour qu’il respecte les femmes. » L’avis divise. « Il faut un cadre légal, objecte Glory. C’est ça qui nous permet d’exiger la protection de l’Etat. Sinon nos droits peuvent être violés. »

Plus pesantes que la figure étatique, celles du patriarche, de l’imam ou du prêtre. « Trop de gens sont choqués quand je tutoie mon père, raconte Issaka. Ils pensent que je lui manque de respect. Dans les maisons nigériennes, quand le père arrive, tout le monde se tait et la femme s’accroupit. Ça me met mal à l’aise. C’est la loi du plus fort. » Et la Guinéenne Hadja d’analyser comment la religion est instrumentalisée pour asseoir la domination sur les femmes. Elle est partisane d’actions fortes pour éveiller les consciences. Comme taguer « Non aux viols ! » et d’autres slogans sur les bâtiments publics et les mosquées. « Ça va attirer les gens, les médias et susciter un débat, assure-t-elle. Les leaders religieux et traditionnels vont devoir parler de ces injustices. Ils vont voir que les femmes souffrent, qu’on est fatiguées ! »

« Il faut agir maintenant »

« Tous les conflits se règlent par la diplomatie, soutient Mohamed. Il faut préparer la population à certains projets de loi en discutant. Faire comprendre aux gens que cette injustice n’est pas normale. Dès qu’on arrête de sensibiliser sur ces questions, ça revient. Comme pour le VIH. Plus de campagne, et les taux remontent. » Glory acquiesce : « User de violence, c’est donner les moyens politiques à nos dirigeants d’avoir raison. »

La sensibilisation, Hadja, militante de 19 ans seulement, a pourtant déjà donné. « Ça fait six ans que je fais du plaidoyer et les seules fois où on a vu des changements, c’est quand on a commencé à mettre les gens en prison grâce aux lois. Notre force doit être la loi. Elle nous donne une légitimité face aux adultes qui ne prennent pas au sérieux nos problèmes comme l’excision ou les mariages précoces. Si on n’agit pas, dans dix ans, on n’aura toujours que les mêmes discours. »

Alors que le débat s’échauffe, la voix de Judith crachote dans les haut-parleurs : « Chacun doit faire quelque chose à son niveau et à sa manière. Pas de Martin Luther King sans Malcolm X ! Aujourd’hui, on ne peut pas continuer à dialoguer alors que la moitié de l’humanité se meurt. Je ne veux pas quitter ce monde comme je l’ai connu. Quand j’étais petite, les femmes me disaient : “Il y a de l’espoir, ce sera différent pour vous !” Aujourd’hui, j’ai 26 ans, et les choses ont si peu changé. Il faut agir et maintenant. »

Les jeunes de notre série à Dakar, le 2 décembre 2018 : Hadja Idrissa Bah, Glory Cyriaque Hossou, Issaka Mounkaïla, Moukhtar Ben Ali, Aminata Adama Keita, Stella Attiogbe. / DR

Après presque une semaine ensemble, la camaraderie est installée, blagues et clins d’œil circulent. Au moment de se dire au revoir, les dernières accolades fraternelles se mélangent aux projets de sujets à réaliser en rentrant. Le début d’une nouvelle aventure panafricaine pour chacun d’entre eux.

Cette série a été réalisée dans le cadre d’un partenariat avec le Fonds français Muskoka.

Sommaire de notre série Amour et sexualité : avoir 20 ans en Afrique de l’Ouest

Le Monde Afrique, en partenariat avec le Fonds français Muskoka, a enquêté sur la jeunesse africaine et décidé de lui donner la parole dans une série spéciale. Quatre garçons et quatre filles originaires d’Afrique de l’Ouest et centrale ont débattu à Dakar de leurs rêves et de leurs difficultés. Rentrés chez eux, ils ont écrit sur les sujets qui leur tiennent à cœur.

Présentation de notre série Amour et sexualité : avoir 20 ans en Afrique de l’Ouest

Episode 1 « Quand les filles d’Abidjan prennent le pouvoir sur la drague grâce aux réseaux sociaux »

Episode 2 « Mettre un frein à l’émancipation des Nigériennes, c’est nuire à toute la société »

Episode 3 Etre adolescent et gay au Bénin, c’est vivre caché dans un monde libre

Episode 4 « Au Tchad ou ailleurs, les hommes de qualité ne craignent pas l’égalité »

Episode 5 Au Mali, l’amour impossible de Mariame la noble et Oumar le griot

Episode 6 « Je suis toutes les épouses enfants du monde »

Episode 7 « Monsieur le Président, la Guinée doit protéger ses filles de l’excision, du viol et du mariage précoce »

Episode 8 Hadja Idrissa Bah, une jeunesse contre les violences faites aux femmes

Episode 9 « Les Chinois caressent mes cheveux crépus, mais personne ne me drague »

Episode 10 Penda, 19 ans : « A chaque fois que mon père essayait de me violer, je criais et il repartait »

Episode 11 Amour et sexualité : une semaine à Dakar pour tout se dire