Un membre d’un groupe d’autodéfense contre Boko Haram, à Kerawa, dans le nord du Cameroun, en mars 2016. / Joe Penney / REUTERS

La chronique des événements de l’année 2017 dément les assertions des gouvernements concernés diagnostiquant la fin prochaine du groupe Boko Haram. Au Nigeria et dans les pays voisins de l’Etat de Borno, les bandes armées se montrent toujours aussi actives. Les pêcheurs, éleveurs et commerçants qui veulent continuer à vivre du lac Tchad doivent s’en accommoder et profitent parfois du chaos ambiant pour évincer leurs rivaux.

De son côté, Boko Haram a dû opérer des choix dans ses alliances locales. Les intérêts des insurgés ont par exemple coïncidé avec ceux des autochtones buduma : les premiers ont voulu expulser les populations qui refusaient de leur prêter allégeance et de leur payer des taxes, tandis que les seconds se sont saisis de l’occasion pour essayer de chasser les « étrangers » qui avaient accaparé les terres et les pâturages de leurs îles. Au Cameroun, le « mouvement » s’était ancré graduellement dans les départements du Logone-et-Chari, qui recouvre le pays kotoko, et du Mayo-Sava, qui englobe l’ancien royaume du Wandala dans les piémonts des monts Mandara septentrionaux.

On n’en finit pas de voir à quel point nous, observateurs occidentaux, avons été peu préparés à l’analyse des violences « salafistes-djihadistes ». Rares sont les études concernant l’irrésistible avancée des proto-salafistes, souvent dénommés « ansar al-sunna » (« gens de la sunna ») au cours des décennies 1990 et 2000. Après coup, on découvre l’évidence d’un bouillonnement religieux qui va en s’accélérant. On s’invective à propos d’hadiths ou de versets du Coran mal traduits, mal interprétés, le tout sur fond des représentations que les uns et les autres ont de « leur » islam, de leur antériorité dans la religion du prophète, des codes du « paraître musulman », etc. Chacun accable l’adversaire, pointe ses erreurs pour in fine l’accuser de ne pas suivre le « vrai chemin » de l’islam. Les médias occidentaux, par condescendance ou désintérêt, ont eu du mal à intégrer de telles disputes religieuses et quelque chose d’essentiel leur échappait.

On retrouve rétrospectivement cette époque par touches, comme chez l’imam salafiste interviewé par Joan Tilouine pour Le Monde Afrique à Diffa en août 2017. Se donnant le beau rôle, l’imam dit avoir pressenti dès 2006 la dangerosité du mouvement qui se créait autour du fondateur de Boko Haram, Mohamed Yusuf, alors que l’administration n’y voyait qu’un énième groupe salafiste. L’imam l’aurait rencontré en personne dans son Markaz Ibn Taimiyya de Maiduguri pour débattre, de même que, plus tard, son successeur Abubakar Shekau, pour chercher à les faire revenir de leurs erreurs. A leur manière, ces tumultueux échanges religieux ont aussi marqué les conflits fonciers sur les laisses du lac Tchad. Les migrants haoussa ont ainsi affirmé que la terre appartenait de façon égale aux musulmans, alors que les autochtones kanuri, kanembu et buduma ont argué de droits tirés de leur antériorité.

Faisant suite à une précédente chronique parue dans la revue Afrique contemporaine, cette analyse porte sur les événements de 2017 et interroge l’ancrage social des différentes factions de Boko Haram, essentiellement sous l’égide d’Abou Mosab Al-Barnaoui, fils putatif de Mohamed Yusuf, et d’Abubakar Shekau, leader historique du groupe. Nous savons peu de choses de l’autorité dont ces chefs disposent actuellement sur leurs troupes protéiformes aux loyautés mouvantes. Beaucoup de combattants sont engagés dans divers trafics le long de la frontière camerounaise.

Les données proviennent d’acteurs locaux, de rapports et d’articles d’étudiants ou de chercheurs, surtout nigériens et camerounais. En revanche, les sources sécuritaires sont peu utilisées, car elles se préoccupent plutôt des rivalités internes au groupe, des effectifs des différentes factions et de leurs éventuels liens avec des mouvements djihadistes à l’étranger.

Le chef djihadiste Abubakar Shekau. / Christian Seignobos

  • Retour sur l’évolution de la secte Boko Haram

Rappelons que Boko Haram est un mouvement fortement territorialisé qui s’inscrit dans l’espace de l’ancien royaume du Bornou lato sensu. Son recrutement va au-delà des Etats de Borno, Yobe et Adamawa au Nigeria. Au Cameroun, son émergence a suivi la montée de l’intégrisme musulman en pays kotoko, dans la pointe extrême-nord du pays. Plus au sud, dans les plaines, les modes de recrutement ont été différents, le peuplement de la région de Mora étant plus composite et les liens avec le Bornou plus affirmés.

Le pays kotoko, des prédicants de la sunna à l’enrôlement dans Boko Haram. Les cités kotoko de Goulfey, Makari, Afadé et Bodo, au Cameroun, sont significatives de la progression du salafisme. Encore emmuraillées au début du XXe siècle, elles s’étaient tournées vers l’islam au XVIe par osmose avec les royaumes voisins du Bornou à l’ouest et des Bilala du Fitri à l’est. En restructurant les chefferies locales, l’islam a peu à peu absorbé les pouvoirs religieux d’autrefois et donné naissance à des pratiques syncrétiques. Dans la cité de Goulfey, par exemple, les notables religieux, nommés à vie par le sultan, siégeaient à sa gauche et assuraient la moitié de la titulature. L’imam et l’alkali, toujours choisis par le sultan dans les mêmes familles, se trouvaient ainsi étroitement associés à la dynastie dans l’exercice du pouvoir. A partir des années 1970, des « réformistes » ont alors dénoncé cette collusion afin de libérer l’imamat de la tutelle de la chefferie et de « purifier » la religion des « innovations maléfiques » (bid’a).

En 1992, un wahhabite – ou désigné comme tel –, Cheikh Mahamat Nour, s’installe à Goulfey. Appartenant au groupe gorane, ayant fait ses études à Abéché et pérégriné dans le Moyen-Orient, il intègre, une fois de retour au Tchad, l’entourage du président Hissène Habré. C’est après le renversement de Hissène Habré qu’il passe le fleuve Chari et rejoint Goulfey. Dans un premier temps, il se rapproche du sultan et de son imam et ouvre une école coranique, dans l’enceinte même de la grande mosquée, qui deviendra rapidement célèbre. Il rallie une partie de la population, déjà préparée depuis 1985 par la visite d’oulémas réformistes. Devenu le principal opposant du sultan, il sera finalement expulsé de Goulfey en 1998.

La cité enregistre ensuite, dès le début des années 1990, le passage d’équipes de proto-salafistes se définissant comme « ansar al-sunna », dont le porte-parole Cheikh Mahamat Saleh s’installe à Kousséri. Il envoie de jeunes prédicateurs à Goulfey et un peu partout en pays kotoko. Leurs prêches sont dans le droit fil de ceux de Cheikh Mahamat Nour ; la chefferie et la confrérie Tijaniyya, récemment implantée (1920), en font à nouveau les frais. Les sultans kotoko et leurs imams sont accusés d’avoir fermé les yeux sur les héritages préislamiques concernant les sacrifices aux génies (mrena) du fleuve, avant les campagnes de pêche, ou les libations de lait au varan protecteur de la muraille de la cité, alors que ces pratiques avaient quasiment disparu.

A Goulfey, les nouveaux oulémas bataillent pour supprimer la grande fête du maulid (la naissance du Prophète), « innovation blâmable » s’il en est. Cette cérémonie se déroule pendant une semaine, elle est réservée à ceux ayant accompli le pèlerinage à La Mecque. Les participants déambulent et dansent dans la cité, accompagnés de leurs propres musiciens. Certaines des étapes ne seraient rien moins que des lieux de cérémonies préislamiques. Cette fête a été rapidement supprimée sous la pression des réformateurs, comme finalement toutes les fêtes des cités kotoko, au simple motif que leur ancienneté les rendait suspectes d’hétérodoxie. Les sociétés kotoko, comme celles des Arabes Showa voisins, adoptent ainsi peu ou prou le compendium salafiste au début des années 2000.

Les « ansar al-sunna » apportent une modernité certaine. Les prédicateurs, jeunes, identifiables par leurs codes vestimentaires, font fi des rapports entre classes d’âges fondés sur le respect des aînés. Ils s’adressent aux mallum (religieux musulmans) âgés comme à des clercs de leur génération. C’est choquant pour la société kotoko, mais leur discours radical séduit et la bonne prononciation de l’arabe ajoute sa note de « distinction » sociale. La famille étendue, sous la domination de l’aîné, est remise en cause. Ajoutons que ces nouveaux oulémas, animés d’un esprit prosélyte, se révèlent d’infatigables recruteurs.

Après 2000, la région du Logone-et-Chari devient elle aussi le théâtre d’une effervescence religieuse. Dans chaque cité kotoko se créent des cellules salafistes et, très tôt, le djihad y est évoqué. Une partie d’entre elles aident Boko Haram dès 2010. A Goulfey, la cellule est dirigée par un tailleur qui achète des pirogues sans être pêcheur pour faire du trafic avec le Tchad via le fleuve. Chez les Kotoko du Cameroun, comme chez les Kanuri du Borno, au Nigeria, les métiers sont bien identifiés et structurés. Aussi sa démarche apparaît-elle d’entrée suspecte. Le sultan l’en avertit, mais ses partisans sont nombreux dans une région qui semble basculer en faveur de Boko Haram.

Les réponses aux sollicitations des « gens de la sunna », puis des djihadistes, ont été certes diverses. Toutefois, plus l’on se rapproche du Borno nigérian et plus les adeptes radicalisés se multiplient. Les groupes d’opposants aux sultans deviennent des pépinières de recrutement. Certains même, comme à Afadé, deviendront au Nigeria des « porteurs de turbans », autrement dit les lieutenants des émirs de Boko Haram.

Le trafic d’armes va bon train. Les pièces démontées sont enfouies dans des sacs de riz paddy et traversent ainsi la frontière du Nigeria à Bodo – et cela ne semble un secret pour personne. L’argent passe du côté de Boko Haram sous la forme de marchandises et surtout de bétail acheté au Tchad et vendu au Nigeria. Aussi le gouvernement camerounais a-t-il dès 2013 cherché à fermer une vingtaine de foirails et à bloquer certaines transhumances transfrontalières. Les couloirs pour la circulation du bétail venu du Tchad, celui du nord par Fotokol et celui du sud via Bogo pour Bama, ont également été fermés.

Durant la période d’expansion territoriale de Boko Haram en 2014, le trafic d’armes se poursuit depuis le Cameroun et les prédicateurs djihadistes tiennent le haut du pavé dans les mosquées du vendredi. Ils y exposent leur projet de subversion religieuse. Comme au Nigeria, la charia est réclamée, une façon de mettre en accusation les chefs traditionnels qui s’y refusent, démontrant par là leur soumission à un gouvernement impie comme les y oblige un décret de 1977 qui en fait, au Cameroun, des « auxiliaires de l’administration ». Le détournement par ces mêmes chefs de la dîme religieuse, la zakat, est aussi dénoncé. Depuis des lustres, elle ne fait plus son office, celui d’une redistribution aux nécessiteux.

Jusqu’en 2014, Boko Haram n’a jamais nourri le moindre doute quant à la réalité de la bénédiction divine sur son entreprise. Toutefois, l’annonce début 2015 de la formation d’une coalition réunissant les armées de la région, dont la troupe tchadienne, inquiète le conseil exécutif (shura) du groupe. Des espaces de repli sont alors identifiés. Des combattants originaires de Maiduguri, du Firki et du pays kotoko opteront pour les marécages du lac Tchad…

Un message de ralliement est envoyé aux sympathisants. La cellule dirigée par le tailleur de Goulfey, par exemple, décide de rejoindre le groupe. Les affidés quittent alors la cité, un à un, en donnant de faux motifs de départ. Ils franchissent la rivière El Beïd à Bodo. On recense quatorze chefs de familles partants, soit entre 75 et 90 personnes. Il ne s’agit pas de jeunes marginaux, « achetés » par Boko Haram ou séduits par l’aventure, comme l’on veut bien représenter la base sociologique de la « secte ». Il s’agit d’adultes endoctrinés depuis plus d’une décennie, qui partent avec leurs familles, pour des motifs religieux.

Ces concitoyens connaissent parfaitement le terrain et sont dès lors vus comme une menace permanente. En 2015, les autorités administratives et les chefs traditionnels encouragent la formation de comités de vigilance pour lutter contre les infiltrations de ce qu’on désigne comme le « mouvement » ou, en arabe tchadien, des « individus malfaisants » (nâs hawânin). A Goulfey, les « vigilants » (danjo) s’organisent au niveau de chaque quartier et rassemblent des jeunes de 20 à 30 ans. Les élites de Goulfey dispersées dans le pays se cotisent pour leur offrir des tenues à bandes fluo. Le gouvernement, pour sa part, fournit quelques détecteurs de métaux.

Des vigies placées sur les endroits les plus élevés surveillent les nuages de poussière suspects de la plaine, comme cela se pratiquait durant la période précoloniale afin de prévenir les razzias. Bien que « badgées », les motos-taxis sont surveillées de près. Les fêtes sont suspendues pour éviter des attaques kamikazes de Boko Haram. Les mosquées du vendredi, en particulier, sont transformées en places fortes, avec une entrée unique, les autres portes étant condamnées. Comme le prône l’islam en temps de guerre, on scinde en deux les groupes de prières qui se succèdent afin de ne pas être surpris par l’ennemi.

A Makari, ce sont plutôt les chasseurs professionnels (nkuradajie) qui prennent les choses en main. Très intégrés à la chefferie, ils avaient pourtant été dénoncés par les « gens de la sunna » comme des « animistes ». Quand le conflit a éclaté, la guilde des chasseurs, la sarma, s’est donc mobilisée pour repousser, parfois avec succès, les attaques de Boko Haram.

Le bouillonnement religieux des années 2000 a ainsi fait long feu. Les oulémas sont désormais devenus suspects et certains sont arrêtés en souvenir de leurs prêches radicaux à Kousséri, Makari et dans des villages arabes showa. S’installe alors dans le Logone-et-Chari une véritable paranoïa. Bien que les autorités disent la secte aux abois, Boko Haram semble omniprésent. On débusque un peu partout des agents doubles, comme le chef d’un comité de vigilance de 300 hommes dans la bourgade frontalière de Fotokol, principal point de passage entre le Cameroun et le Nigeria, qui est confondu et arrêté en janvier 2017. Dans un tel contexte, chacun dénonce à tout-va et croit avoir reconnu untel ici ou là… Ce trop-plein de dénonciations fait douter la police et l’armée, qui interviennent mollement et se voient, en retour, accusées de passivité.

Cavayé Yeguié Djibril, président de l’Assemblée nationale camerounaise. / Christian Seignobos

Les plaines du Mayo-Sava et la fin de la descente des montagnards des Mandara. La conséquence majeure de l’insurrection pour les populations chrétiennes et crypto-païennes des monts Mandara septentrionaux est l’arrêt du processus de colonisation des plaines du Mayo-Sava et du nord du Diamaré. Le département du Mayo-Sava, autrement dit la région de Mora et la ligne frontalière de Kerawa à Waza via Kolofata, constitue en l’occurrence l’épicentre du soulèvement de Boko Haram au Cameroun.

Cavayé Yeguié Djibril, l’inamovible président de l’Assemblée nationale du Cameroun, en est le député. Dans un discours sur le « mouvement » Boko Haram prononcé le 11 juin 2014 et devenu célèbre, il dit tout haut ce que l’on n’osait jusque-là divulguer publiquement, à savoir que les adeptes de la secte sont aussi des Camerounais, et pas seulement des Nigérians. En effet, la région sert de base arrière à Boko Haram depuis quelques années. Cavayé invite donc à débusquer, arrêter et punir selon la loi les complices locaux des insurgés. Le problème est qu’une partie d’entre eux se révèlent être des agents doubles. Il n’est pas facile de confondre ces « hypocrites » et de percer ce faasikaare, mélange de duplicité et de mensonges que l’on a du mal à traduire en français.

Parmi les événements survenus en 2014 et 2015, nous retiendrons l’exemple d’Aissa Hardé, village à 12 km au nord-est de Mora, symbole du développement agricole qui accompagna la descente des montagnards dans les années de l’indépendance. A l’époque, il s’agissait de « périmètres de colonisation » délimités par un damier de routes, équipés de puits et pourvus d’établissements scolaires pour accueillir les montagnards et désengorger des massifs surpeuplés. Ce cadre administratif permettait de soustraire une partie des migrants de l’emprise foncière des Mandara musulmans, maîtres de la terre.

Dans la nuit du 16 au 17 septembre 2015, le village est attaqué par Boko Haram. Bilan : neuf morts, douze blessés, le bétail volé, des dizaines de maisons, des boutiques et une chapelle protestante brûlées. Les quartiers chrétiens, majoritairement adventistes, sont particulièrement visés et des habitants sont exécutés à partir d’une liste établie par Boko Haram au prétexte de connivence avec l’armée. L’acharnement à détruire les boutiques détenues par des non-musulmans témoigne de la volonté de restaurer le monopole que les musulmans détenaient autrefois sur le commerce.

Ce sont tous les villages de montagnards descendus en plaine et demeurés chrétiens qui deviennent une cible. Le grand groupe montagnard mafa paie le plus lourd tribut. Situé entre Mozogo et Nguétchéwé (également orthographié Ngassawe), le village mafa de Mbaljuel compte quelque 650 habitants et réclame – en vain – la protection de l’armée. Il est attaqué le 26 décembre 2014 par une centaine de combattants. Tout est brûlé, habitations et réserves de grains, et les cadavres des 37 victimes sont ensuite jetés dans le feu.

Des voisins mandara fanatisés par les prêches de Boko Haram auraient commis ces forfaits, poursuivant les habitants de Mbaljuel jusqu’à les interpeller par leurs noms. Récemment encore, tous travaillaient ensemble dans les mêmes périmètres maraîchers et sur les mêmes marchés d’oignons. Stationnée à Mora, à une trentaine de kilomètres de là, l’armée n’est pas intervenue et les autorités n’ont pas pris la peine de rendre visite aux survivants.

Le ressentiment est d’autant plus fort que, le 13 octobre 2017, le gouvernement accepte la reddition d’une soixantaine de combattants mandara originaires de la région de Mozogo, près de 400 personnes en tout avec les femmes et les enfants. Souscrivant à l’idée qu’ils ont été recrutés de force dans les rangs du groupe djihadiste, le gouverneur de la région de l’Extrême-Nord, Midjiyawa Bakari, s’empresse de les accueillir et de leur fournir « quelques aides psychologiques ». Résultat : les « repentis » retrouvent leurs terres, alors que les montagnards chrétiens chassés trois ans auparavant ne peuvent, eux, se réinstaller en toute tranquillité au bord des rivières Mayo Moskota et Ngassawe. A Aissa Hardé, par exemple, quelque 250 des 1 500 habitants, essentiellement des hommes, reviennent occuper les lieux pendant la journée mais se replient la nuit dans les piémonts tout proches.

La multiplication de ces exemples montrerait qu’il s’agit rien moins que de l’anéantissement de tout un processus, celui de la descente des montagnards en plaine, initié par l’administration coloniale dans les années 1950 et poursuivi après l’indépendance. Aujourd’hui, la cohabitation avec des cultivateurs mandara et kanouri ou des éleveurs peuls se trouve brutalement remise en cause, car Boko Haram a chassé les villageois chrétiens avec l’assentiment et l’aide d’une partie de leurs voisins musulmans, ceux-ci profitant de leur départ pour souvent se partager leurs biens et leurs terres. En attendant de pouvoir revenir dans les plaines, les populations déplacées sont réfugiées dans les villages de piémont bien plus que dans des camps. Leur présence est devenue difficilement supportable pour des communautés montagnardes déjà démunies.

Dans la plaine de Mora, l’autre partie de la population, constituée de musulmans mandara, kanuri et musgum kadey, vit une sorte de déréliction plus violente et sanglante encore. Ici aussi, Boko Haram a été le révélateur de toutes les haines de voisinage entre villages ou lignages, rentrées ou enfouies, concernant le foncier et le contrôle des réseaux de contrebande avec le Nigeria. Ces litiges fort anciens ont pour partie déterminé l’adhésion au « mouvement », entraînant des conflits entre les affidés et les autres, avec, ici et là, des représailles sous la forme de massacres et d’opérations kamikazes.

  • Les sanctuaires de Boko Haram sont-ils imprenables ?

En 2017, les confrontations avec les forces armées se font plus rares et empruntent la stratégie du « hit and run ». En revanche, on assiste à une prolifération de mines artisanales sur les routes utilisées par les véhicules militaires. Les insurgés attaquent également les convois de commerçants ou d’humanitaires, dans une sorte de retour du phénomène des « coupeurs de route » des années 1990.

Par ailleurs, les actions kamikazes se poursuivent dans la région de Kolofata, toutes réalisées par des filles : à Limani le 12 mai, à Kolofata le 2 juin, à Waza le 13 juillet, à Wouro-Kessoum le 14 août… Les kamikazes se déplacent le plus souvent deux par deux pour mieux surveiller leur environnement et s’encourager à mourir ensemble. Au Cameroun comme au Nigeria, les objectifs visés demeurent les mêmes : les camps de déplacés qui tentent d’échapper au contrôle de Boko Haram, les marchés et, encore et toujours, des mosquées.

Le général camerounais Jacob Kodji, mort le 22 janvier 2017 dans le crash de son hélicoptère. / Christian Seignobos

Au sud, les maquis dans la forêt. Au sud, les insurgés font la jonction entre la forêt de Sambisa, au Nigeria, et la réserve naturelle de Waza, au Cameroun, autre forêt d’épineux à dominante d’Acacia ataxacantha, mais sans les collines et avec quelques gibiers. Au cours d’un ratissage de Waza dans le cadre de l’opération « Emergence », le 22 janvier 2017, une dizaine de jours après une attaque de Boko Haram au village de Waza, les forces armées camerounaises perdaient un général chevronné, Jacob Kodji, dans le crash de son hélicoptère.

Des éléments « contractuels » de Boko Haram sillonnent la zone frontalière dans les prolongements des monts Mandara vers Gwoza au Nigeria. Ils gravitent autour de quelques bandes permanentes. Leurs repaires s’identifient la nuit, sur les collines, car ils sont mieux éclairés grâce à leurs groupes électrogènes. Leurs actions se limitent au contrôle d’une partie de la population et à la levée de taxes sur les marchés secondaires… avec parfois des attentats suicides, comme le 21 novembre 2017 contre une mosquée de Mubi, dans l’Etat de l’Adamawa, à la limite de leur zone d’influence.

On peut s’interroger sur les bornes exactes de ces sanctuaires, car Maiduguri, devenue capitale de l’humanitaire, reste un théâtre de guerre pour Boko Haram. Si la « secte » a été refoulée de la ville, son influence reste importante dans les faubourgs et sa présence effective dans les environs immédiats de la capitale de l’Etat de Borno. C’est ce que révèle l’affaire des « 25 bûcherons tués » par Boko Haram le 30 décembre 2017 dans le village de Maïwa, à 20 km de Maiduguri. Le modus operandi est toujours le même : des motos avec chacune deux ou trois combattants qui, ici, ouvrent le feu sur une équipe de 53 bûcherons devant leurs camionnettes. Huit bûcherons avaient déjà été abattus en avril 2017 à 10 km de Maiduguri, trois autres en août à 40 km de là… Ces événements sanglants révèlent que l’accès au bois de feu est devenu un enjeu stratégique. Tant Boko Haram que l’Etat veulent contrôler la coupe de bois, et les bûcherons, eux, doivent contenter les parties en présence. On retrouve de telles compétitions économiques sur les rives du lac Tchad.

Christian Seignobos / Edicarto

Au nord, Boko Haram acteur et otage des conflits dans le lac Tchad. Durant l’année 2017, le lac et ses entours concentrent le plus d’incidents impliquant Boko Haram. Les armées de la coalition n’ont jamais réussi à occuper le lac de manière définitive, en dépit des efforts de N’Djaména pour maintenir des troupes sur la Grande Barrière, zone de hauts-fonds qui partage les cuvettes nord et sud.

Dans la région, les rares combats stratégiques engagés par Boko Haram en 2017 se déroulent à l’extrémité occidentale de la Grande Barrière, à la limite des eaux territoriales du Tchad et du Nigeria. La « secte » cherche à se ménager un libre passage entre les deux cuvettes. Les affrontements les plus durs – comme ceux du 6 mai 2017 – ont lieu dans le prolongement du canton de Ngouboua, parmi le fourmillement des îlots du marais de Kaïga, sur la position avancée de Lithiyé. Les chiffres officiels, morts et blessés, seraient largement sous-estimés. Les combats reprennent ensuite dans cette même zone le 24 juin, mais cette fois contre des soldats nigérians.

La guerre des marchés, elle, se déroule surtout dans le gouvernorat de Diffa, au Niger, autour de la cuvette nord du lac. En effet, beaucoup de membres de Boko Haram sont des commerçants à l’origine. Le gouverneur de Diffa ordonne la fermeture des marchés qui approvisionnent les insurgés. Choisis par les bulama (chefs de village), les chefs de marché sont quant à eux soupçonnés d’intelligence avec l’ennemi. Mais les chefs traditionnels, les notables et les maires de communes comme Bosso et N’Guigmi n’approuvent pas des fermetures qui représentent un gros manque à gagner. Aussi certains marchés continuent-ils de fonctionner clandestinement en changeant d’emplacement et de date. D’autres sont tolérés, par exemple à Kabléwa, entre Bosso et N’Guigmi.

L’administration fait alors brûler ceux trop ouvertement fréquentés par des éléments de Boko Haram, ou même bombarde celui de Haboula, dans le lac. De leur côté, les insurgés brûlent les gros marchés de Doro Léléwa et Gadira tout en essayant de contrôler ceux, moins importants, de Djaboua, Kouri Kléa, Koulouriram… Fin 2017, tous ces marchés deviennent quasi clandestins. Les foirails de Koudjandi, sur le lac, et Zarmado, au nord-ouest de Diffa, ont été les premiers à entrer dans la clandestinité. Ils se développent aux côtés d’abattoirs où la viande de bétail volé, une fois boucanée, est écoulée au Nigeria et dans la région de Zinder.

A environ 100 km de Diffa, l’île de Mari est une place forte de Boko Haram, protégée d’un halo dense de Prosopis juliflora, une espèce arborée épineuse invasive. On écoule dans ce lieu de tous les trafics du bétail volé (bœufs rouges des Peuls ou blancs des Buduma) et revendu à moitié prix pour les propriétaires qui viennent récupérer leurs bêtes. Les insurgés, eux, y délivrent des « accréditations », sorte de laissez-passer pour accéder plus avant dans le lac.

Cette guerre des marchés se déroule en l’occurrence dans un contexte où les Buduma veulent regagner du terrain dans la cuvette nord, qu’ils avaient désertée lors de son assèchement au cours des années 1980. A l’époque, ils avaient cédé la place à des éleveurs peuls et des cultivateurs mobeur, respectivement dans les régions de N’Guigmi et de Bosso. Certains chefs buduma ont alors vu dans l’arrivée des bandes armées de Boko Haram un moyen de se débarrasser de ces intrus. Mais ils n’ont pas été les seuls à essayer de profiter de l’irruption des djihadistes. Tous les commerçants qui voulaient continuer à vivre du lac ont cherché à trouver un compromis avec les insurgés pour pouvoir vendre leurs poissons, leurs poivrons et des produits de première nécessité comme le riz, le thé, le sucre, les cigarettes et les cartes de recharge de téléphones portables…

Avant même les pêcheurs buduma, les éleveurs transhumants en quête d’herbages de saison sèche ont été les premiers à rallier Boko Haram pour réclamer le droit de pâturer. En effet, les sécheresses de 1973 et de 1985 dans les régions du Kanem et du Manga, au nord du lac, ont poussé les pasteurs peuls, mbororo, arabes et tubu vers les îles plus au sud. Ils sont rejoints par de nouveaux éleveurs, les Arabes Mahamid du Tchad et les Peuls appelés Bokoloji, du nom de leurs petits bœufs blancs de race brahmane sans cornes. A l’inverse, les Buduma seraient tentés – pendant la saison des pluies – par les pâturages des rives qui dégageraient plus d’espaces à cultiver sur leurs archipels. A force de croisements avec des zébus peuls ou arabes, leur bœuf kuri est en mesure de quitter les pâturages lacustres pour aller dans des régions au nord. Mais de la même façon qu’ils interdisent aux autres transhumants l’accès à leurs pâturages lacustres, les Buduma se font refouler des rives par des éleveurs arabes, comme entre Kiskra et Liwa.

Les Peuls revendiquent une présence ancienne autour du lac Tchad. Toutefois, les Peuls de N’Guigmi sont venus plus récemment de l’ouest. Pendant la période coloniale, ils transhumaient entre les cuvettes pastorales du Manga, au nord, et du Kadzell, au sud. De 1985 à 2000, ils devaient connaître de longs conflits de pâturages avec les Tubu. Certains, qui avaient par ailleurs subi de graves pertes dans leurs cheptels lors des dernières sécheresses, ont alors cherché à survivre en vendant le bois du lac. Ils seront les premiers à rallier Boko Haram. Les insurgés peuvent ainsi contrôler les nouveaux chemins de contrebande après que les véhicules motorisés, motos comprises, ont été prohibés par les gouvernements de la coalition antiterroriste début 2015. Les circonstances obligent à revenir au transport asin, camelin et bovin assuré par des convoyeurs peuls.

Cette alliance déplaît aux communautés buduma qui souhaitent trouver un accord avec Boko Haram. Le retournement est saisissant quand, en juillet 2016, des Buduma et des insurgés attaquent les Peuls au sud de N’Guigmi : plus de 30 femmes sont enlevées et le village de Liberia est entièrement pillé. Par la suite, le conflit entre Peuls et Buduma s’envenime et on déplore quelque 70 morts. Echaudés, les Peuls reviennent dans le giron du gouvernement nigérien et proposent leur concours à l’administration. Ils reçoivent l’aide d’anciens miliciens qui avaient combattu les rebelles tubu pour le compte de Niamey il y a une vingtaine d’années. Armés d’arcs et de fusils, ils sont approvisionnés et payés par le chef de canton de N’Guigmi et ils parviennent temporairement à refouler les Buduma de Boko Haram vers Bosso et de l’autre côté de la Grande Barrière fin 2016.

Les enjeux sont aussi politiques, comme le montre bien le chercheur Abdourahamani Mahamadou. Sous couvert d’appuyer les forces de sécurité, les Peuls veulent consolider leurs positions sur le plan administratif avec le soutien du gouverneur et du chef de canton de N’Guigmi. De leur côté, les Buduma se présentent aux insurgés comme des alliés incontournables du fait de leur emprise sur toute l’étendue du lac. Ils mettent notamment en avant leur proximité linguistique et historique avec les Kanembu et les Kanuri, qui sont majoritaires dans les rangs de Boko Haram. Les insurgés, eux, doivent faire un choix et, finalement, renoncer à leur alliance avec les Peuls.

Peu nombreux, les Buduma n’ont cependant pas un comportement uniforme. Certains sont des éleveurs ombrageux, barricadés dans leur archipel. D’autres, en revanche, s’adonnent au cabotage et à toutes sortes de trafics entre les rives des deux cuvettes du lac. Les spéculations à leur sujet sont hasardeuses. Pour les informateurs de la partie nigérienne du lac, les Buduma liés à Boko Haram viendraient du Tchad. Du côté tchadien et nigérian, on prétend au contraire qu’ils viendraient du Niger.

La situation est tout aussi tendue dans la partie méridionale de la cuvette nord qui dépend administrativement de Bosso, et les soutiens buduma de Boko Haram n’ont de cesse de vouloir y récupérer leurs terres « empruntées » par les Mobeur lors de la période d’assèchement de la décennie 1980. Grâce au retour des eaux du lac, les foires agricoles de Gadira, Karamga et Kwatan Mouta sont redevenues des marchés de poissons.

Dans la cuvette sud, les actions de Boko Haram apparaissent plus confuses. Elles semblent plutôt viser les commerçants et entrepreneurs haoussa qui avaient mis la main sur les activités de pêche et leurs productions en direction du Nigeria. Là aussi, l’enjeu économique est tel que les Etats riverains qui avaient interdit la pêche sur le lac l’ont à nouveau autorisée à partir de 2017. Dans ce contexte, Boko Haram exerce de sévères représailles sur les communautés qui refusent de lui payer des taxes. Le 4 août 2017, par exemple, il exécute 31 pêcheurs au large de Baga Kawa. L’un d’eux, laissé en vie, est contraint de « rapporter » les corps à Baga Kawa… pour dissuader pêcheurs et commerçants d’exploiter le lac sans l’autorisation de Boko Haram et le paiement de taxes qui sont généralement moins lourdes que celles exigées par l’armée nigériane.

Ainsi, la logique clientéliste et prédatrice d’accès aux ressources du lac se poursuit sous la tutelle d’insurgés qui se sont en quelque sorte substitués aux entrepreneurs citadins et haoussa d’antan. Le racket ordinaire des forces de sécurité, en revanche, semble de moins en moins supporté par des populations qui, pour certaines, trouvent les insurgés plus « compréhensifs ». De fait, les atrocités de la coalition antiterroriste n’ont rien à envier à celles des djihadistes. La différence est que Boko Haram se prévaut d’une morale islamique face à l’arbitraire de militaires « impies » et corrompus.

A Ngouboua, un village tchadien attaqué par Boko Haram en février 2015, sur un bras du lac Tchad. / PHILIPPE DESMAZES / AFP

  • 2017, l’année des ralliements et des déradicalisations

Depuis lors, les autorités ont certes essayé d’œuvrer à la paix et à la réconciliation. Au Niger, notamment, le gouvernement lance en mars 2017 une campagne de sensibilisation dont la « caravane » se déploie de Diffa jusqu’à N’Guigmi. Le message est simple : toutes les communautés du pourtour du lac ont été à des degrés divers touchées par Boko Haram. Aucune ne devrait donc être stigmatisée, en particulier du fait des accointances de certains de ses membres avec les insurgés. En effet, chacune d’entre elles compte en son sein des « enfants perdus » ralliés au « mouvement ».

En décembre 2016, les autorités nigériennes vont même jusqu’à formuler une offre d’amnistie. Le gouvernement et la communauté internationale essaient par ailleurs de faciliter la reconstruction de la région avec, en l’occurrence, des schémas de développement éculés qui ont déjà échoué ailleurs : microcrédits, formations à des métiers urbains, projets de travaux à haute intensité de main-d’œuvre, etc.

L’heure est aussi à la « déradicalisation », sans véritables moyens et directives. Au nord de Diffa, quelque 300 « repentis » occupent des dortoirs, certains avec leurs familles, et sont « encadrés » par des imams. Ils sont décrits comme des djihadistes de seconde catégorie et semblent attendre de voir ce qui va leur être offert, prêts à reprendre les armes ou leur « hégire » vers un camp de réfugiés.

Du côté nigérian, la « déradicalisation » consiste plutôt à juger les centaines de « suspects » qui croupissent en prison depuis des années. Au Cameroun, on préfère parler d’« otages » à propos des villageois « aspirés » par Boko Haram au moment de l’expansion territoriale du groupe djihadiste, en 2012-2014. Au Tchad, enfin, on tente de retourner certains Buduma détenus dans le célèbre camp pénitencier de Koro Toro. Les autorités de la région de Bol, quant à elles, ont fait le choix de relâcher les « retournés volontaires » de Boko Haram et de les laisser reprendre « librement » leurs activités sous le contrôle des chefs de village.

Mais dans les quatre pays de la région concernée, les victimes refusent l’impunité et les offres d’amnistie faites aux insurgés. Les traumatismes ne sont pas éteints et la question reste entière pour les gouvernements : qui sont les véritables combattants de Boko Haram ?

Christian Seignobos est géographe et directeur de recherche émérite à l’Institut de recherche pour le développement (IRD). Il est également l’auteur du beau-livre Des Mondes oubliés (IRD Editions/Parenthèses, 2017, 310 p., 38 euros).

Ce texte a été publié dans le numéro 265 de la revue Afrique Contemporaine, paru le 7 décembre 2018.