Timbres postaux libanais.

Jeudi 3 janvier, la Chine a réussi le premier alunissage sur la face cachée de la Lune. Cette prouesse inédite place Pékin au premier rang des puissances spatiales du XXIe siècle. Si la conquête de l’espace a été dominée par les Etats-Unis et l’Union soviétique dans la seconde moitié du XXe siècle, elle a aussi pu représenter à la même période un horizon d’attente pour des pays jeunes et ambitieux, désireux de se faire eux aussi une place, réelle ou symbolique, dans les étoiles.

Plusieurs documentaires et œuvres de fiction ont récemment abordé l’imaginaire spatial des pays non alignés, réveillant des utopies perdues, des rêves de progrès, brisés par des dirigeants corrompus et des guerres civiles sans retour.

  • Liban : les rêves spatiaux du panarabisme triomphant

Dans la mémoire libanaise, le début des années 1960 est perçu comme une période dorée, une Atlantide que la guerre civile a enfoui à jamais. C’est dans cette période de paix et de prospérité, où Beyrouth passait pour le Paris du Levant, qu’un groupe de chercheurs rêveurs emmené par Manoug Manougian, un scientifique arménien né à Jérusalem et titulaire d’un passeport jordanien, s’est lancé dans la création du premier programme spatial du monde arabe. D’abord confiné à des essais artisanaux dans l’enceinte de l’université Haigazian de Beyrouth, le projet connut quelques premières réussites qui suscitèrent l’enthousiasme des Libanais.

Les plus puissants engins, peints en rouge et frappés du cèdre Libanais, sont lancés le jour de la fête de l’Indépendance, acquise pleinement après le départ des troupes françaises en 1945. Ils atteignent les eaux territoriales de Chypre. Fierté nationale, le programme spatial libanais devra s’interrompre après la défaite des nations arabes face à Israël lors de la guerre des Six jours, en 1967. Le rêve des nations arabes se fissure, les tensions communautaires montent. Le Proche-Orient entame sa pente autodestructrice. Bientôt, le Liban sombre dans la guerre civile, et on oublie rapidement les fusées du professeur Manoug Manougian, qui finira par poursuivre son exil en Floride.

Joana Hadjithomas et Khalil Joreige, un couple de plasticiens et cinéastes libanais, a exhumé les traces de ce programme spatial avorté dans un documentaire de création très remarqué, sorti sur les écrans en 2013, The Lebanese Rocket Society.

THE LEBANESE ROCKET SOCIETY - bande annonce
Durée : 02:01

  • Zaïre : les ambitions spatiales de Mobutu

En 1975, l’actuelle République démocratique du Congo s’appelait encore le Zaïre. L’indépendance de la Belgique n’avait été obtenue que quinze ans plus tôt et son dirigeant, Joseph-Désiré Mobutu (ou Mobutu Sese Seko), reçoit dans son palais, à Gbadolite, un jeune ingénieur allemand du nom de Lutz Kayser. Mobutu veut se lancer dans la conquête spatiale et envoyer des satellites en orbite. Lutz Kayser, à la tête de la première société privée d’exploration spatiale, Orbital Transport und Raketen AG (Otrag), veut un terrain proche de l’équateur pour y lancer des fusées. Un marché est conclu entre les deux hommes. C’est ainsi que commence une étrange aventure spatiale germano-zaïroise, relatée par Oliver Schwehm dans son documentaire Fly Rocket Fly.

FLY ROCKET FLY - Trailer
Durée : 02:31

Kayser obtient une concession de cent mille kilomètres carrés dans l’est du pays. Parrainés par d’anciens chercheurs ayant servi le régime nazi, une quarantaine de jeunes ingénieurs investissent ce vaste territoire, où ils règnent en maître. Mais les objectifs de développement zaïrois passent rapidement au second plan et les expatriés allemands ne tardent pas à donner à leurs installations des airs de colonie hippie où ils se déplacent en maillot de bain, font pousser du cannabis et disposent de leur propre compagnie aérienne.

Une première fusée est toutefois lancée avec succès le 17 mai 1977. Elle atteint 20 km d’altitude, d’après une critique du film d’Oliver Schwehm publié par l’hebdomadaire Jeune Afrique. Cette réussite relative attire l’attention des pays voisins dans le contexte de la Guerre froide. On soupçonne en effet le programme zaïrois de mener ces recherches à des fins militaires. L’affaire embarrasse l’Allemagne fédérale d’Helmut Schmidt, censée, du fait de son passif nazi, rester éloignée de tout ce qui touche directement ou indirectement à la recherche spatiale. L’instabilité régionale aura finalement raison du projet. En 1978, les rebelles katangais avancent à proximité des installations de l’Otrag.

En 1978, sous Valéry Giscard d’Estaing, un régiment de parachutistes de la Légion étrangère les écrase à Kolwezi et, forte de son influence sur Mobutu, la France obtient que Kinshasa accède à une requête de l’Allemagne de l’Ouest et rompe sa relation avec Kayzer. Ce dernier se placera ensuite sous l’aile du guide libyen Mouammar Khadafi avant de se retirer sur un atoll du Pacifique, dans les îles Marshall.

  • Zambie : la satire spatiale contre le colonialisme

En 1964, la Rhodésie du Nord, une colonie de l’Empire britannique, accède à l’indépendance et prend le nom de Zambie. Un instituteur vétéran de la lutte contre le colonialisme prend alors la décision de lancer symboliquement l’Afrique dans la course à l’espace où les deux grands, Moscou et Washington, se disputent la première place. Né en 1919, Edward Festus Mukuka Nkolos fonde l’Académie nationale de Zambie pour la science, la recherche spatiale et la recherche astronomique. Il entend entraîner des « Afronautes » capables de devancer astronautes américains et cosmonautes soviétiques dans la conquête de la Lune, et même de Mars.

Dans une ferme, il regroupe des aspirants afronautes qu’il entraîne en leur faisant dévaler un talus à bord de barils métalliques et reçoit des journalistes étrangers auxquels il présente, avec assurance et enthousiasme, les futurs exploits de son programme spatial. On prend tantôt Edward Nkosolo pour un fou, tantôt pour un excentrique. Pour certains créateurs contemporains, il passe pour un génie pionnier de l’afrofuturisme.

L’aventure d’Edward Mukuka Nkoloso – qui avait été intégré dans les forces coloniales britanniques et envoyé combattre les forces de l’Axe en Abysssinie et en Birmanie avant de devenir un combattant de l’indépendance zambienne – a notamment inspiré Afronauts, un film de la réalisatrice ghanéenne Frances Bodomo.

Afronauts - Trailer
Durée : 01:11

Son projet se loge quelque part entre une ironie politique toute en finesse, une volonté réelle de sonder l’espace, ou, à défaut, d’y envoyer réellement une fusée, un désir de mettre en scène l’ambition nationale d’un pays jeune, aspirant au progrès et au respect des puissances étrangères.

Dans un long essai paru en mars 2017 dans le New Yorker, l’écrivaine zambienne Namwali Serpell, qui a rencontré témoins et acteurs du programme spatial zambien, opte pour cette interprétation :

« L’étude de l’histoire des cultures noires est riche en théories sur l’identité dédoublée ou divisée, ce que W. E. B. Du Bois [sociologue, écrivain et historien américain, militant panafricain] a décrit comme étant “la sensation particulière” de “toujours se regarder à travers les yeux des autres, de mesurer son âme avec les instruments d’un monde qui vous lance un regard de mépris amusé et de pitié.” Nkoloso semble avoir possédé une version comique de cet état, le dédoublement ironique, cette capacité à se scinder en deux, celle que Charles Baudelaire a vue chez l’homme qui trébuche dans la rue et qui est déjà se moquant de lui alors qu’il tombe. »
  • Yougoslavie : un programme spatial perdu entre mythe, conspirationnisme et nostalgie des années Tito

Il y a d’abord quelques anecdotes éparses, qui jalonnent le XXe siècle :

- En 1929, l’ingénieur slovène Herman Potocnik publie l’ouvrage Le Problème du voyage spatial. Ses écrits inspireront les scientifiques du IIIe Reich qui, après la seconde guerre mondiale, serviront les programmes spatiaux américains et soviétiques.

- Le dirigeant yougoslave Joseph Tito fut le dernier chef d’Etat à rendre visite à Kennedy avant son assassinat en 1963.

- Washington a par ailleurs fourni une aide financière majeure à la Yougoslavie socialiste mais non alignée.

- Des astronautes des équipes Apollo 8, 9 et 11 ont visité la Yougoslavie.

- La première conférence internationale sur l’exploration spatiale s’est tenue à Belgrade en 1967.

- Des ingénieurs yougoslaves ont travaillé pour la NASA.

Ce chapelet de faits décousus a donné naissance à un mythe toujours présent dans les pays des Balkans occidentaux. Avant de s’effondrer dans une spirale autodestructrice meurtrière, la Yougoslavie de Tito, pays progressiste, prospère et autonome, a entretenu un programme spatial secret qui, cédé aux Etats-Unis en échange d’une aide financière, aurait permis aux Américains de marcher sur la Lune. C’est cette version alternative de l’histoire que défend notamment le film Houston, We Have a Problem!, de Ziga Vircs.

Houston, We Have A Problem! (Yugoslavian space program) - Official trailer
Durée : 02:08

Bien entendu, le film est un mockumentary – un « fauxcumentaire » –, qui mélange images d’archives, témoignages et passages fictionnels. Pour autant, son auteur entend évoquer une réalité indéniable, celle d’un certain réalisme magique propre aux Balkans et la nostalgie d’un pays évanoui, la Yougoslavie d’avant les massacres et la guerre civile, où l’imaginaire de la conquête spatiale était omniprésent dans la culture populaire.

En témoigne avec tendresse cette chanson de Gordana Adamov-Lana datant de 1983, Vanzemaljac (« l’extraterrestre ») :

Gordana Lana Adamov Vanzemaljac
Durée : 02:29