Jean Tulard, né le 22 décembre 1933 à Paris, est un historien français. Il est l’un des spécialistes français de Napoléon Ier et de l’époque napoléonienne. / EDOUARD CAUPEIL

Pour ce napoléologue renommé, membre de l’Institut, élu, en 1994, à l’Académie des sciences morales et politiques et auteur de plus d’une quarantaine d’ouvrages sur l’Empereur, les livres historiques sont, par nature, voués à l’obsolescence. L’évolution des recherches, des technologies et la prédominance des images en seraient, de son point de vue, les principaux facteurs. Né en 1933, Jean Tulard a suivi dès l’enfance l’épanouissement des 7e et 9e arts, leur consacrant, en marge de sa carrière d’historien, d’universitaire et de chercheur, nombre d’essais et de dictionnaires. Conjuguant ainsi champs d’investigation et passions, Jean Tulard a été président de l’Institut Napoléon de 1974 à 1999, et membre du conseil d’administration de la Cinémathèque française en 2004.

La narration, quels que soient son mode ou son support, reste-t-elle aujourd’hui un irremplaçable outil pour la connaissance de notre histoire ?

Né dans l’entre-deux-guerres, en 1933, j’appartiens à une génération profondément influencée par les romans historiques. Incontestablement, Alexandre Dumas a suscité de nombreuses vocations d’historiens parce qu’il a su passionner. Dans mon enfance, le film historique a joué un rôle prépondérant et nouveau. Je me souviens par exemple avoir découvert, en 1942, un film de cape et d’épée italien d’Alessandro Blasetti, Une aventure de Salvator Rosa, mettant en scène une sorte de Zorro, qui peignait dans la journée et, le soir, combattait la domination espagnole sur Naples. J’ai donc découvert ce peintre du XVIIe siècle, dans la lignée du ­Caravage, par le cinéma et me suis intéressé à ses œuvres, son temps…

Des Pieds nickelés à Vidocq, de L’Affaire du courrier de Lyon aux biographies de grands hommes, les albums pour le jeune public se sont assez vite emparés de sujets historiques.

De même, le divertissement que la bande dessinée me procurait a occupé une grande place dans ma jeunesse. C’est progressivement que l’on a compris, avec des gens comme Job, par exemple, que le dessin pouvait être très porteur. Des subversifs Pieds nickelés (auxquels j’ai consacré un essai en 2008, Les Pieds nickelés s’en vont en guerre) à Vidocq, de L’Affaire du courrier de Lyon aux biographies de grands hommes, les albums pour le jeune public se sont assez vite emparés de sujets historiques. Aujourd’hui, même si le roman historique perdure, bien qu’il soit de moins en moins lu, le film historique, plus partisan, a perdu de son impact. Aussi la bande dessinée est-elle devenue un véhicule de la culture historique.

Dans « Détective de l’histoire », vous déclarez que les livres d’histoire sont voués à l’obsolescence. N’est-ce pas une posture un peu radicale ?

Le livre vieillit. J’ai publié il y a quelques années un Fouché et un Talleyrand. Emmanuel de Waresquiel, un peu plus tard, y a apporté de nouveaux éléments d’éclairage. Car, si les civilisations sont mortelles et ne le savent pas, les études historiques qui leur sont consacrées sont vouées à un sort identique et l’ignorent tout autant. Or, l’historien, pourtant habitué par son métier à se pencher sur des choses passées et donc mortes, refuse le plus souvent de s’interroger sur la durée de ses propres travaux. Il doit tenir compte du progrès des sciences, de la rénovation des méthodes, de la découverte de nouvelles sources. L’obsolescence menace ses ouvrages. La recherche historique est faite de strates, d’alluvions. En 1985, Fernand Braudel déclarait : « L’histoire sans cesse interrogée est condamnée à la nouveauté. »

En quoi bande dessinée et histoire ont-elles partie liée ?

L’histoire ne se comprend que chronologiquement. Je me suis souvent élevé contre la nouvelle histoire, qui refusait les dates. Le propre de mon métier, comme celui du dessinateur, est de rétablir un récit linéaire et chronologique à partir des témoignages. On ne peut pas tricher avec l’image, la suivre, c’est suivre une logique narrative.

Quelles limites y voyez-vous ?

La « faiblesse » du film ou de la bande dessinée provient de l’incarnation qu’elles appellent. Les multiples interprètes de Cléopâtre, de Claudette Colbert à Elizabeth Taylor, de Bella Darvi à Sophia Loren… imposent une image. C’est la dimension de l’interprétation qui vaut aussi dans une œuvre graphique et la bande dessinée. D’une bataille, elle ne ­donnera qu’un aspect. Or, l’historien, sans devoir incarner, restera plus juste, plus nuancé. Il vient recadrer les faits dans leur réalité, ­confronte différents points de vue.

L’historien, sans devoir incarner, restera plus juste, plus nuancé. Il vient recadrer les faits dans leur réalité, confronte différents points de vue.

Il n’est pas prisonnier d’une image ni tributaire d’un panorama figé comme peut l’être le tableau de La Bataille de San Romano, ­d’Uccello (actuellement visible au Louvre). A contrario, lorsque, par exemple, Pierre Schoendoerffer entend filmer Dien Bien Phu alors qu’il s’y est rendu en tant que documentariste, le cinéaste va reconstituer la bataille car le documentaire ne couvrait pas tout et ne pouvait rendre la complexité de la situation.

Car la fiction se révèle parfois plus fidèle à la réalité. Au cinéma, coexistent deux ­conceptions de l’histoire. Les frères ­Lumière filmeront la réalité dans un témoignage brut : l’entrée d’un train en gare. C’est exact et précis, mais tout nous échappe. De son côté, Méliès reconstitue la scène en studio, introduit des acteurs qui jouent les voyageurs dont l’un rate son train. Il leur ­invente des histoires. Tout est imaginé et ­fabriqué, mais, pour un historien, l’allusion et la référence de Méliès est plus riche que le témoignage brut des Lumière. La limite de la bande dessinée, c’est l’annotation. Aux phrases, commentaires elliptiques et aux dialogues, l’universitaire apporte des notes de bas de page – c’est pourquoi toute la série comporte à la fin de chaque volume un ­dossier réalisé par son conseiller historique.

Vous avez conseillé plusieurs ­productions historiques au cinéma, dont « Valmy », de Jean Chérasse et Abel Gance. Vous avez bâti, dans la collection du « Monde », les dossiers qui accompagnent les trois albums consacrés à Napoléon. Comment en êtes-vous venu à consacrer votre carrière universitaire à l’Empereur ?

Ma mère, institutrice, a été conservatrice des archives du Musée de la préfecture de police et m’a incité à préparer ma thèse sur l’appareil d’Etat que Bonaparte a institué. Devenu historien de Paris, j’ai été élu à la ­Sorbonne en 1967. A l’époque, l’histoire napoléonienne était représentée par André Castelot et Alain Decaux, qui n’étaient pas des universitaires, par le cinéma d’Abel Gance ou les Carnetsde La Sabretache… L’âge d’or des spécialistes napoléoniens tels ­qu’Albert Sorel, Albert Vandal, Henry Houssaye, Louis Madelin ou G. Lenotre (de son vrai nom Théodore Gosselin) était révolu. Or, en 1969, s’annonçait le bicentenaire de la naissance de Napoléon alors qu’à l’université aucune chaire spécialisée dans les études sur cette période n’était en place.

Je m’y suis consacré en ­contribuant ainsi à relancer les études napoléoniennes et l’intérêt d’historiens tels que Thierry Lentz, aujourd’hui directeur de la Fondation Napoléon et spécialiste de l’histoire du Consulat et du Premier ­Empire, ­Emmanuel de Waresquiel, Jacques-Olivier Boudon… Ainsi, face aux histoires plutôt anecdotiques de Napoléon ou des amours de Joséphine, s’est imposée une histoire de Napoléon au profit d’une vision continentale.

Que nous dit-il de la France, de l’Europe, du monde ? L’ensemble de ses actions – règne, guerres, structures institutionnelles… – constitue-t-il un héritage ­encore visible et mesurable jusqu’à aujourd’hui ?

Napoléon incarne une histoire mondiale de la France. Djakarta, colonie hollandaise qu’il a annexée, doit son réseau routier à la France, à Herman Willem Daendels, gouverneur général des Indes néerlandaises de 1808 à 1811. L’Amérique latine se soulève parce que Napoléon s’est emparé de l’Espagne et du Portugal et suscite la révolte des ­colonies. Les côtes australiennes portaient le nom de Bonaparte car l’expédition Baudin s’y est aventurée… Quand on parle de Napoléon, on n’est pas enfermé aux Tuileries, on est forcé de voir toute l’histoire sous un prisme planétaire.

Pourtant, la France n’a pas vraiment changé puisque toutes les institutions napoléoniennes restent en place. Le Conseil d’Etat, les préfectures, la centralisation, la vie économique des banques, jusqu’au Brexit…

Le legs napoléonien est considérable. L’héritage territorial, politique, législatif, institutionnel, dans la société française et le monde entier, demeure objectivement inégalé. Le découpage du territoire en départements, préfectures, sous-préfectures, et le maillage des mairies sont une construction admirable. Que l’ensemble ait été par la suite complexifié par les syndicats de mairies et les préfets régionaux… La base de cette structure demeure efficace après plus de deux ­siècles, au point que ni le ­législatif ni l’exécutif n’ont tenté un démantèlement des sous-préfectures. C’était une machinerie très ­organisée pour la transmission des ordres qui, grâce aux estafettes, mettaient une quinzaine de jours à parvenir à leurs destinataires les plus éloignés. Aujourd’hui, avec les réseaux sociaux, ­l’information n’est plus contrôlée, et la ­vitesse de l’information rend cet ensemble moins efficient.

Pourtant, la France n’a pas vraiment changé puisque toutes les institutions napoléoniennes restent en place. Le Conseil d’Etat, les préfectures, la centralisation, la vie économique des banques (la Banque de France a été créée par Napoléon). Allons jusqu’au Brexit, car n’oublions pas que Napoléon invente le ­blocus continental, qui ferme l’Europe à ­l’Angleterre. Quant au pouvoir présidentiel, rappelons-nous que Napoléon gouvernait par référendum. La France, malgré elle, reste profondément napoléonienne.

Le rétablissement de l’esclavage n’entre heureusement pas dans l’héritage napoléonien…

Là aussi, on a trop pris l’habitude de juger l’histoire à l’aune de mœurs et d’une ­époque fort dissemblables. La Déclaration des droits de l’homme date de 1789. L’esclavage est aboli par la Convention, en 1794. Il a d’ailleurs fallu que les plantations soient à feu et à sang pour qu’on abolisse l’esclavage, qui ne sera plus pratiqué à la Guadeloupe ni à Saint-Domingue. En revanche, à cette époque, la Martinique est encore une colonie britannique. La paix d’Amiens de 1802 rend l’île à la France, et le Conseil d’Etat et le Sénat, gardien de la Constitution, imposent un choix. Napoléon choisit de rétablir l’esclavage à la Guadeloupe afin de dynamiser ­l’économie des plantations. Ses déclarations attestent d’une arrière-pensée de le supprimer par la suite. Disciple de l’abbé Raynal, un abolitionniste des Lumières qui dénonce la colonisation, lecteur de Jean-Jacques Rousseau, Napoléon prend sa décision dans un contexte où toutes les sociétés pratiquent une forme d’esclavage – du ­servage en Russie aux états barbaresques qui ont asservi les chrétiens à l’esclavage, en passant par les ­Africains envoyés en Amérique. Il faut bien remettre cette décision dans le contexte des usages, des idées de l’époque. Seule la classe des sciences morales et politiques considère alors que l’homme ne peut être réduit à cette condition. Elle sera ­supprimée en 1803 par le Concordat puis ­rétablie en 1852. Ce que l’on reproche à Napoléon, finalement, c’est son pragmatisme froid davantage dicté par un opportunisme économique que par une idéologie.

Dans votre ouvrage « Le Monde selon ­Napoléon », qui réunit maximes et réflexions, la vision de l’homme d’Etat semble autant appartenir à l’Empire qu’à la République. Entendez-vous ­pourfendre certaines idées reçues ?

Napoléon est un rempart de la République ! En témoigne cette déclaration : « Les vraies conquêtes, les seules qui ne donnent aucun regret, sont celles que l’on fait sur l’ignorance. L’occupation la plus honorable comme la plus utile pour les nations, c’est de contribuer à l’extension des idées humaines. La vraie puissance de la République française doit consister désormais à ne pas ­permettre qu’il existe une seule idée nouvelle qu’elle ne lui appartienne. » N’oublions pas que, si le coup d’Etat de brumaire n’avait pas eu lieu, un autre putsch préparé par Barras et les ­généraux royalistes aurait rétabli le Louis XVIII de la proclamation de Vérone, avec une monarchie absolue, des droits ­féodaux, etc. On revenait sur le principe d’égalité et la vente des biens nationaux…

Napoléon se considère comme un dictateur de salut public. Et s’il crée une monarchie héréditaire, c’est pour maintenir la stabilité du pouvoir.

Or, à l’issue de la cérémonie du sacre, qui n’est en fait qu’une parade, que campe ­David avec grandiloquence, le pape se retire et Napoléon prête serment. C’est alors qu’il jure de défendre le territoire et les conquêtes de la République. Et il les ­défendra si bien qu’en 1814, lorsqu’il est renversé et que Talleyrand restaure la monarchie, Louis XVIII reconnaît une monarchie constitutionnelle. On ne touche plus aux conquêtes de la Révolution. Napoléon se ­considère comme un dictateur de salut ­public. Et s’il crée une monarchie héréditaire, c’est pour maintenir la stabilité du pouvoir. On revient donc à une monarchie qui ne touche pas aux grands principes acquis. De l’aveu même de Napoléon : « Ce qui a fait la révolution, c’est l’égalité, la liberté n’a été qu’un prétexte. » L’Empereur a parfaitement compris que le citoyen français ne peut être traité par le mépris. En cela, le fond historique du mouvement des « gilets jaunes » appartient à une histoire ­finalement assez voisine.

Faut-il observer les passions humaines pour mieux comprendre l’histoire ?

L’histoire est menée par les passions ­humaines. On ne peut y échapper. L’ambition, la haine, le fanatisme et l’ensemble des sentiments humains sont à l’origine des croisades, de la Saint-Barthélemy, de la montée au pouvoir de Philippe Pétain ou, à l’inverse, de Charles de Gaulle… Ils sont à la base de ­l’histoire et il est assez difficile de les traduire au cinéma ou en bande dessinée sans tomber dans le piège du partisianisme. C’est à l’historien d’analyser faits, intentions, conséquences. Car on ne peut appréhender l’avenir sans comprendre le passé.

Les mouvements sociaux comme le ­terrorisme entreront-ils dans les mémoires avec leur cohorte de « fake news » transmises à la vitesse de l’information ?

Les fausses nouvelles ont toujours existé. La Grande Peur n’est, pendant la Révolution, qu’une addition de « fake news » qui reposent sur les craintes du peuple qui se répandent. Les révolutions reposent sur les peurs. En 1789, on clame que les Anglais vont envahir la France, que la noblesse va massacrer le peuple, que les brigands sont en chemin… Plus que la faim, la frayeur, avant la Terreur, a mené à l’incendie des châteaux et à leur ­destruction. Rien ne change vraiment en ­histoire : les passions sont les mêmes. ­L’histoire se répète. L’homme reste lui-même. Entre les contemporains de Napoléon et nous, les différences ne sont pas immenses. Il y a des changements de formes et de techniques. Telle est de tout temps la leçon de l’histoire : on ne peut comprendre l’avenir si l’on n’a pas la connaissance du passé. Le ­supprimer, c’est se priver d’un élément ­essentiel d’information.

L’histoire offre-t-elle le recul nécessaire pour envisager l’avenir, ou permet-elle plutôt de ne pas perdre de vue le passé ?

L’un ne va pas sans l’autre. L’avenir est ­conditionné au passé, et il est évident que l’histoire y joue un rôle essentiel. S’initier à l’histoire, redécouvrir ses grandes figures, par le plaisir de la bande dessinée, c’est ­entrer dans une narration incarnée, et c’est déjà une mise à distance pour comprendre notre présent.