LES CHOIX DE LA MATINALE

Cette semaine sur les écrans, quatre films denses, graves et beaux se disputeront les faveurs du public. Courez-y !

« Les Invisibles » : des femmes fortes

LES INVISIBLES Bande annonce (2019) Audrey Lamy
Durée : 01:49

Tout au début des Invisibles survient une réaction chimique entre personnages, qui place d’un coup le film sur un terrain presque inexploré – la fiction portée par la réalité –, sur lequel il s’épanouit avec une vigueur inattendue.

Les premiers plans montrent des femmes aux visages marqués par la fatigue se pressant aux grilles d’un bâtiment qui ressemble à un atelier désaffecté. Une jeune fille leur a ouvert. A l’intérieur du centre, ces femmes qui n’ont décidément pas l’air d’être des habituées des plateaux de cinéma sont accueillies par des visages qui nous sont familiers, ceux d’Audrey Lamy, Corinne Masiero, Noémie Lvovsky.

La fiction que le réalisateur, Louis-Julien Petit, a bâtie à partir du travail documentaire de la cinéaste et auteure Claire Lajeunie est une comédie sentimentale qui verra l’équipe du centre embarquer ses usagères dans une aventure aux frontières de la légalité, dans l’espoir de les rapprocher de la vie ordinaire, celle où l’on a un travail, un toit.

Cet arc dramatique, agrémenté d’intrigues secondaires consacrées à la vie sentimentale des unes et des autres, n’a rien d’extraordinaire. Il arrive même qu’il se fasse un peu pesant. Ces faiblesses sont loin de saper sa force essentielle, cette utopie égalitaire qui s’installe à l’écran, par la grâce d’une mise en scène tout entière dévouée à ses personnages. Thomas Sotinel

« Les Invisibles », film français de Louis-Julien Petit. Avec Corinne Masiero, Audrey Lamy, Noémie Lvovsky, Déborah Lukumuena, Pablo Pauly (1 h 42).

« In My Room » : après l’apocalypse, reprendre sa vie de zéro

IN MY ROOM Trailer German Deutsch (2018)
Durée : 02:01

L’air de rien, le dernier film du trop rare Ulrich Köhler, cinéaste allemand des existences ordinaires et des fugues passagères (Bungalow, en 2002, Montag, en 2006), orchestre un grand saut dans l’inconnu, d’une audace et d’une portée qui laissent pantois.

In My Room s’ouvre sur un registre très concret. Armin, cadreur entre deux âges pour la télévision, vivant à Berlin, connaît une série de déconvenues : il filme mal un reportage politique, perd une petite amie, puis se rend en province au chevet d’une grand-mère agonisante. Grisaille, déception, banalité, étroitesse : tout ici transpire l’épuisement d’un certain modèle social, celui du confort moyen des sociétés occidentales.

In My Room négocie au bout d’une demi-heure un virage fantastique, d’autant plus stupéfiant qu’il ne se laisse pas deviner. Armin, se réveillant d’une cuite au volant de sa voiture, constate que le monde tout autour de lui s’est vidé du jour au lendemain. Avec ce héros désormais seul sur terre, le film se suspend au cheminement libre, complètement imprévisible, du personnage, qui, après une brève phase de désespoir, quitte le paysage urbain pour se construire une petite ferme au creux d’une vallée.

La beauté d’In My Room tient alors à ce réalisme original, qui ne se contente pas de retranscrire une réalité donnée, mais promène le même regard rêche et imperturbable en amont et en aval de l’apocalypse, comme garant d’une continuité malgré son postulat invraisemblable. Mathieu Macheret

« In My Room », film allemand et italien d’Ulrich Köhler. Avec Hans Löw, Elena Radonicich, Michael Wittenborn, Ruth Bickelhaupt (1 h 59).

« Border » : la beauté cachée de la disgrâce

Border [Official Trailer] In Theaters October 26
Durée : 02:31

A peine commencé, il est déjà trop tard. La laideur et la monstruosité ont percé notre rétine. Autant prévenir, Border, le deuxième long-métrage d’Ali Abbasi, ne fait pas de cadeau. Il contraint à regarder en face, et sans préambule, tout ce qui dérange – l’étrange, l’étranger, l’altérité, la difformité. Une mise à l’épreuve à laquelle s’emploie le cinéaste par un acte de transgression visant à abolir la frontière entre la réalité et le fantastique. La méthode est déroutante et infaillible. Elle consacre un film d’une intelligence rare, tant sur le propos et son champ de réflexion que sur la forme qui permet d’y accéder.

Le passeur de cet entre-deux-mondes se nomme Tina (Eva Melander). Elle est agent des douanes à l’aéroport de Stockholm, où elle excelle grâce à un sens de l’odorat surdéveloppé qui lui permet de détecter non seulement la moindre substance illicite dissimulée dans les bagages mais aussi les sentiments inavouables des voyageurs.

Outre cette aptitude hors du commun, Tina se distingue aussi par une extême laideur, un physique de Neandertal qui ne l’empêche cependant pas de rencontrer l’amour en la personne de Vore (Eero Milonoff), son alter ego masculin. Ce compagnon, qui lui ressemble comme deux gouttes d’eau, révèle à la jeune femme la puissance de sa sexualité, l’entraîne à la découverte de ses origines. La quête des origines passe par cette étreinte.

Et c’est à la croisée de ces deux chemins, quand le beau et le disgracieux se rencontrent, que le film révèle sa singulière beauté et la profondeur de son propos sur la question des frontières entre l’animalité et l’humain, l’acquis et l’inné, la reconnaissance des minorités et la destruction des peuples. Véronique Cauhapé

« Border », film suédois et danois d’Ali Abbasi. Avec Eva Melander, Eero Milonoff, Jörgen Thorsson (1 h 48).

« An Elephant Sitting Still » : voyage en train à travers le spleen

An Elephant Sitting Still TIFF Trailer (2018) | Movieclips Indie
Durée : 02:33

Met-on toutes les chances de son côté lorsque, distributeur français (Capricci), l’on sort un film chinois de près de quatre heures, signé d’un inconnu, et qu’on l’intitule comme vous le lisez plus haut ? Met-on toutes les chances de son côté lorsque, jeune écrivain et réalisateur, l’on réalise son premier long-métrage en luttant pied à pied avec ses producteurs et qu’au bout du compte on se suicide, en octobre 2017, à 29 ans, en y mettant la dernière touche ?

La réponse, vous l’aurez compris, est non. Non, mille fois non, et qu’est-ce que cela change, après tout ? Le film existe, voilà. Le verra qui veut. Un film qui revient, plus qu’un autre, par la magie du cinéma, du grand pays des morts. Mort des acteurs qui y ont joué, et ne sont déjà plus ce qu’ils étaient au moment de tourner. Mort des paysages qu’il nous montre, qui plus ou moins imperceptiblement ont changé cent fois depuis. Mort de ce morceau de temps unique qu’a enregistré le film. Mort de l’auteur enfin, qui, lui, ne reviendra plus.

La dernière fois qu’une chose aussi cruellement absurde se produisit, ce fut à l’occasion de la sortie de California Dreamin’ (2007), du Roumain Cristian Nemescu, mort lui aussi durant la postproduction, dans un accident de voiture à Bucarest. Le film, formidable, était une sorte de farce noire et truculente bloquée en gare.

Celui de Hu Bo, non moins formidable, est une lancinante tragédie, polluée au dernier degré par le spleen psycho-carbonique du XXIe siècle, tout entière tendue vers le train par lequel des personnages au bout du rouleau tenteront de s’arracher à elle. Jacques Mandelbaum

« An Elephant Sitting Still », film chinois de Hu Bo. Avec Peng Yuchang, Zhang Yu, Wang Yuwen, Liu Congxi (3 h 54).