Arte, mercredi 9 janvier à 23 h 55, documentaire

« Comprendre comment fonctionne l’esprit des hommes » : ainsi Claude Lévi-Strauss résumait-il sa démarche. Et Roland Barthes de commenter : « Son œuvre fait ­penser, et penser indéfiniment. » Le penseur a de la chance avec la télévision.

Déjà en 2008, Arte proposait un beau portrait, sobrement didactique, clair et sérieux, livrant les clés d’une œuvre singulière tout en déroulant le fil biographique, à l’occasion des 100 ans de l’académicien (il mourra un an après). Claude Lévi­-Strauss par lui-même, signé d’Annie Chevallay et Pierre­ André Boutang, fut du reste la dernière réalisation du documentariste, tragiquement disparu à l’été 2008.

Lire l’analyse sur Claude Lévi-Strauss  : Après l’humanisme

Retraçant l’itinéraire de l’auteur de Tristes tropiques à travers un montage des nombreux entretiens filmés de l’anthropologue – notamment avec Pierre Dumayet (1962) et Michel Treguer (1968), avant Bernard Pivot (1984) –, soucieux de pédagogie envers un public plus large durant les années où il professe au ­Collège de France (1959­-1982), ce documentaire faisait référence. Gageons que l’approche que propose Pierre Assouline connaîtra le même destin.

« S’ouvrir au monde »

Le principe en est voisin, puisqu’il s’agit de découvrir l’homme et l’œuvre à travers les traces que Claude Lévi-Strauss nous a livrées : récits, analyses bien sûr, mais aussi photographies et films, qu’il réalisa au cours de ses missions sur le terrain, dès la seconde moitié des années 1930, quand son affectation à la toute jeune université de Sao Paulo le conduit à explorer des territoires brésiliens encore quasiment inconnus. On y entend la sincérité d’un jeune homme, agrégé de philosophie et diplômé en droit, qui découvre l’ethnologie comme on emprunte une voie de traverse, pour « s’ouvrir au monde, s’aérer ». En rupture de convention puisque son engagement politique dans les rangs de la SFIO et sa fréquentation de certains parlementaires auraient pu, dans les sombres années 1930, limiter son horizon.

Non. Avec son épouse, Dina, moins néophyte, c’est en parfait autodidacte qu’il s’essaie à l’ethnologie sitôt arrivé au Brésil, et, en bon Européen, il s’attache d’abord à comprendre la ville, son premier objet d’étude, puisque Sao Paulo brasse les styles et les expériences d’urbanisme avec une vitalité ­stupéfiante. Et c’est au hasard de vacances que le jeune couple s’aventure dans le Mato Grosso. Là, il découvre la nature avant les hommes et de là relit l’humanité par cette nouvelle mise en perspective.

Une photographie d’Indiens Nambikwara, un peuple autochtone du Nord-Ouest du Mato Grosso, par Claude Lévi-Strauss. / MUSÉE DU QUAI BRANLY

Une première expédition le mène en pays caduveo et bororo (décembre 1935-­janvier 1936), où le jeune chercheur est fasciné par la richesse et la fantaisie d’une organisation sociale et spatiale d’une cohérence absolue, où le temps semble aboli. Une autre suivra, plus longue, chez les Nambikwara (juin 1938-­janvier 1939). Mais, à partir de la rencontre de ces peuples tenus pour « primitifs », Lévi-Strauss, formé en Occident, fait plus que comprendre le désir de conserver inchangé un état tenu pour originel – ce qui nie l’idée d’évolution et le sens de l’histoire. Il détermine la valeur d’une pensée sauvage différente de la pensée scientifique, spontanée mais rigoureuse, qui classe, ordonne et vise à comprendre l’Univers par d’autres voies.

Rupture avec le colonialisme

L’Europe, le nouvel ethnologue y revient à la veille de la guerre, connaissant la mobilisation, la défaite, la révocation de son poste d’enseignant lorsque les lois de Vichy excluent les juifs de la fonction publique. Le fil biographique se déroule sans surprise, avec le départ de Marseille pour les Etats-­Unis à bord du bateau qui y conduit aussi André Breton, l’installation à New York et le compagnonnage avec les surréalistes en exil, les années studieuses où l’autodidacte consolide son savoir empirique avec la rigueur intellectuelle qui est la sienne.

Cela lui permet, au lendemain de la guerre, de penser sa propre discipline avec une liberté qui dérange, épinglant l’ethnologie comme un sous-produit du colonialisme, arrivé dans les pas, sinon les bagages, du militaire, du missionnaire ou de l’administrateur colonial. Et ne craignant pas d’avancer que ses fruits ont aussi pour but de racheter les crimes et les péchés d’une domination inique sur des peuples dont le savoir, capital, a été nié ou négligé sous prétexte que l’écriture ne l’a pas véhiculé.

Au lendemain de la guerre, il pense sa propre discipline avec une liberté qui dérange

Peu de développements sur le mouvement structuraliste ; un rappel des reconnaissances qui viennent saluer une pensée aussi neuve que dérangeante, du Collège de France à l’Académie française, dernier bastion d’un rituel souverain – ce qui ne peut que ravir l’ethnologue retournant la focale sur ses propres origines. On s’amuse du reste de la fluide évocation de son entrée sous la Coupole, au fauteuil d’Henry de Montherlant. Pour la réception, le 27 juin 1974, il demande à Roger Caillois, qui a soutenu sa candidature, bien qu’il fût, en 1954, un pourfendeur féroce de son essai Race et histoire, paru en 1952, de le recevoir en lui disant : « La seule façon dont je peux vous remercier est de vous laisser le dernier mot. » Car, si le Assouline biographe croise les points de vue et traque les contradictions, le documentariste, lui, s’efface derrière le témoignage, célébrant l’homme, grand jusque dans sa malice.

Le Siècle de Lévi-Strauss, de Pierre Assouline (Fr., 2015, 52 min.). www.arte.tv