L’avis du « Monde » – à voir

Mai 68 aura eu, en 2018, son lot de remémorations et de commémorations obligées. On aime l’idée que Les Révoltés, film de montage inédit portant sur l’événement, arrive avec un train de retard, ­célébrant dans un même élan l’esprit non conformiste de l’époque et la coïncidence troublante avec la vague des « gilets jaunes », soit le plus grand mouvement de protestation sociale né dans le pays depuis lors. On aime aussi bien le film tout court, porteur d’une ­valeur tant documentaire que poétique sur cette révolte populaire que d’aucuns, avec le temps, finiront par réduire à l’agitation de dilettantes petits-bourgeois.

Là contre, la vertu documentaire du film consiste précisément à s’attarder sur ce moment précis du mouvement où l’insurrection estudiantine gagne la classe ouvrière. Sur fond d’usines occupées et de piquets de grève, la jonction entre ces deux corps sociaux se révèle, sous le vocable de « convergence des luttes », comme la pire des menaces pour l’ordre établi. Moment lyrique, de ferveur et de partage entre des hommes et des femmes que leurs classes respectives sont censées opposer, mais qui ont en commun la lassitude et la colère contre un gouvernement sourd à leurs revendications. L’entente, on le sait, fera long feu, ­devant les manœuvres ­conjuguées des syndicats et du gouvernement. Elle n’en aura pas moins brûlé d’un désir commun de renverser le monde.

La vertu poétique du film tient à la nature du médium cinéma

La vertu poétique du film tient quant à elle à la nature du médium cinéma. A ce miracle toujours renouvelé de l’existence d’images qu’on retrouve incidemment et qui nous replongent, mouvantes, vivantes, dans le feu d’une action depuis longtemps éteinte. A fortiori quand ces images nous reviennent depuis le cœur d’une bataille dont on ­connaît et reconnaît le terrain, ­sinon les acteurs. Paris en mai. La Sorbonne. Le boulevard Saint-Michel. Censier. Le théâtre du Panthéon. Billancourt. Flins (Renault). Nantes (Sud-Aviation). Ivry (SNCF). Besançon (Yema).

Spectral et brûlant à la fois

Ici et là, flammes dans la nuit, halos brouillardeux des lacrymogènes, pavés luisants, silhouettes furtives, cris et crépitements, blocs hérissés d’uniformes, matraques abattues avec la plus extrême violence sur des quidams isolés, canons à eau giclant sur les visages, ondoiement de la foule, cafetiers rentrant leurs chaises, rideaux abaissés, courses erratiques, explosions, grilles d’arbre arrachées, grilles d’usine escaladées, discussions enflammées, mots d’ordre impétueux. Tout cela, filmé en panoramique filé, a quelque chose de spectral et de brûlant à la fois.

Tout cela, vu depuis, ces jours-ci, un samedi, sur les Champs­ Elysées, rappelle évidemment quelque chose. A tort ou à raison ? On laissera à plus savant que nous le soin de le dire. Une chose est en tout cas certaine, c’est que ce théâtre de la rage et de la joie s’édifie sur une revendication simple, qu’on ne formulerait pas différemment aujourd’hui que cet ouvrier naguère évoquant le monde qu’il voudrait laisser à ses enfants : « Nous voulons une société humaine et non une société de profit. »

Cinquante ans séparent le tournage du montage de ce film

Un mot enfin de ­Michel Andrieu et Jacques ­Kebadian, les auteurs de ce film – 156 ans à eux deux –, déjà complices en leurs vertes années au sein de l’Atelier de recherche cinématographique (ARC), un collectif de cinéma militant créé dès 1967. Les images des Révoltés proviennent de ces prises de vue. Cinquante ans séparent donc le tournage du montage de ce film. Un temps de réflexion peu banal, qui se prolongera encore au MK2 ­Beaubourg, où tous les soirs, à 20 heures, les auteurs et une kyrielle d’invités – parmi lesquels l’historien Gérard Noiriel et le ­cinéaste Robert Guédiguian – vous attendent pour débattre.

Documentaire français de Michel Andrieu et Jacques Kebadian (1 h 20). Sur le Web : www.iskrafilms.com/Les-revoltes et bluebird-films.com/les-revoltes