Souhaiter, c’est désirer que quelque chose de positif advienne, ce qui implique l’existence de « puissances », de « forces » extérieures qui pourraient faciliter ou empêcher la satisfaction de ce désir. / Tina Fineberg / AP

Chronique Philo d’actu, par Thomas Schauder. C’est la tradition : en janvier, lorsqu’on rencontre quelqu’un qu’on n’a pas vu depuis le 31 décembre, il est de bon ton de lui souhaiter une bonne année, avec vœux de bonheur, de réussite « et surtout la santé ». Comme toute tradition, on y cède sans se préoccuper de ce qui la fonde. Or le souhait ou le vœu relèvent d’une certaine vision du monde et de l’homme, assez éloignée de celle qui domine actuellement.

Souhaiter, c’est désirer que quelque chose de positif advienne, ce qui implique l’existence de « puissances », de « forces » extérieures qui pourraient faciliter ou empêcher la satisfaction de ce désir. Cela peut être un ou plusieurs dieux, ou encore le destin, ou bien génie sortant d’une lampe.

Dans tous les cas, cela suppose que l’être humain ne possède pas en lui-même les ressources nécessaires ou suffisantes pour réaliser ses vœux, qu’il a besoin d’aide. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle on insiste sur la santé, qui est soumise à tant de facteurs extérieurs à notre volonté qu’elle semble impossible à maîtriser.

L’incomplétude de l’homme

Implicitement, donc, on reconnaît en l’homme une impuissance fondamentale, une incomplétude. Mais cette incomplétude est-elle négative ? Devrions-nous tout faire pour la résoudre, comme s’il s’agissait d’un problème ? Les rayons des librairies débordent de manuels de « développement personnel », l’intelligence artificielle fait la « une » des magazines, les discours des hommes politiques sont pleins de « volonté » et de « cap à tenir »…

L’époque est à « l’homo œconomicus entrepreneur de lui-même » dont parlait Michel Foucault 1. Que cela soit volontaire ou non, l’astronaute Thomas Pesquet participe à ce phénomène en déclarant au Monde que « le plus grand mécanisme d’obstacle à la réussite est l’autocensure ». Dans ces conditions, à quoi bon souhaiter quoi que ce soit à qui que ce soit, puisque nous serions les seuls artisans de notre destin ?

Mais quelque chose a vacillé à la fin de l’année 2018. En plein cœur de « l’ubérisation » formidable de la « start-up nation » 2, des femmes et des hommes portant des gilets jaunes ont parlé de précarité, de salaires à peine suffisants, du sentiment de n’être jamais écoutés. Des lycéens et des enseignants se sont émus du sort des petits établissements, ils ont parlé de sélection, de reproduction sociale.

L’individu subit des déterminations

Même le complotisme en vogue en est une expression, si absurde soit-elle : non, l’individu ne peut pas tout parce qu’il est influencé ; il subit des déterminations. L’origine sociale, familiale ou ethnique joue un rôle dans notre manière de parler, dans nos comportements, dans nos choix et nos goûts, même dans nos chances d’être en bonne ou en mauvaise santé. Croire en ses rêves, ne pas craindre l’échec, oser, se montrer créatif… ce n’est tout simplement pas possible pour tout le monde.

Ce retour du sentiment d’impuissance est d’autant plus violent qu’il a été refoulé par le discours néolibéral. Il en révèle, si ce n’est le mensonge, du moins l’impensé : il y a en l’homme une part de vide qu’il ne peut pas combler par ses propres moyens, qui fait qu’il n’est « ni une bête, ni un dieu », comme l’écrivait Aristote 3.

C’est ce vide que le vœu vient prendre en charge, et sans lequel il ne pourrait y avoir d’espoir en l’avenir. Mais c’est aussi ce vide qui rend possible l’existence de la politique, c’est-à-dire la définition collective, et non pas seulement personnelle, de cet avenir. Se souhaiter « bonne année », en tant que rite social, est un acte politique. Il implique la considération d’autrui, l’utilisation d’une langue commune, l’héritage des us et coutumes qui structurent une communauté… Derrière cette formule anodine, et peut-être même insincère, il y a quelque chose comme une « sortie de soi-même » qui est la condition impensable de la création du commun.

A propos de l’auteur

Thomas Schauder est professeur de philosophie en classe de terminale à Troyes (Aube). Vous pouvez retrouver l’intégralité de ses chronique philo, publiées un mercredi sur deux, sur Le Monde.fr/campus, et sur son site Internet, qui référence également ses autres travaux.

1 Naissance de la biopolitique, de Michel Foucault (Gallimard-Seuil, 2004).

2 La Nudité du pouvoir, de Roland Gori (Les liens qui libèrent, 2018).

3 Les Politiques, d’Aristote (Flammarion, GF, 2015).